domingo, 3 de mayo de 2020

Sortons des églises car Dieu nous attend dehors !!


« Ne cherchons pas le Vivant parmi les morts. »


…et si les églises vides un peu partout dans le monde au moment de Pâques 2020 étaient un signe de ce qui se produira si nous ne parvenons pas à changer radicalement le visage du christianisme ?
Il nous faut aller plus loin, plus profond que l'offre des substituts télévisés qui sont proposés.
C'est de la République tchèque que nous arrive cette profonde réflexion :
Tomás Halik, son auteur (né en 1948), est professeur de sociologie à l’Université Charles de Prague, président de l’Académie Chrétienne Tchèque et aumônier de l’université.
Pendant le régime communiste, il a été actif dans l’« Église clandestine ».
Il est lauréat du Prix Templeton et docteur honoris causa de l’Université d’Oxford.

Notre monde est malade.
Je ne fais pas seulement référence à la pandémie du coronavirus, mais à l’état de notre civilisation, tel qu’il se révèle dans ce phénomène mondial. En termes bibliques : c’est un signe des temps.
Au début de ce temps de Carême inhabituel, nombre d’entre nous pensaient que cette épidémie allait provoquer une panne généralisée de courte durée, une rupture dans le fonctionnement habituel de la société, que nous allions surmonter d’une manière ou d’une autre, et que bientôt tout rentrerait dans l’ordre comme cela était auparavant. Ce ne sera pas le cas. Et cela ne se passerait pas bien si nous essayions. Après cette expérience globale, le monde ne sera plus le même qu’avant, et il ne devrait probablement plus l’être.
Lors de grandes calamités, il est naturel de se préoccuper d’abord des besoins matériels pour survivre ; mais « on ne vit pas que de pain ». Le temps est venu d’examiner les implications plus profondes de ce coup porté à la sécurité de notre monde. L’inévitable processus de la mondialisation semblerait avoir atteint son apogée : la vulnérabilité générale d’un monde global saute maintenant aux yeux.

L’Église comme hôpital de campagne
Quel genre de défi cette situation représente-t-elle pour le christianisme et pour l’Église –un des premiers « acteurs mondiaux »– et pour la théologie ?
L’Église devrait être un « hôpital de campagne », comme le pape François le propose. Par cette métaphore, le pape veut dire que l’Église ne doit pas rester dans un splendide isolement loin du monde, mais doit se libérer de ses frontières et apporter de l’aide là où les gens sont physiquement, mentalement, socialement et spirituellement affligés. Oui, c’est comme cela que l’Église peut se repentir des blessures infligées tout récemment par ses représentants aux plus faibles. Mais essayons de réfléchir plus profondément à cette métaphore, et de la mettre en pratique.
Si l’Église doit être un « hôpital », elle doit bien sûr offrir les services sanitaires, sociaux et caritatifs qu’elle a offerts depuis l’aube de son histoire. Mais en tant que bon hôpital, l’Église doit aussi remplir d’autres tâches. Elle a un rôle de diagnostic à jouer (en identifiant les « signes des temps »), un rôle de prévention (en créant un « système immunitaire » dans une société où sévissent les virus malins de la peur, de la haine, du populisme et du nationalisme) et un rôle de convalescence (en surmontant les traumatismes du passé par le pardon).

Les églises vides : un signe et un défi
L’an dernier, juste avant Pâques, la cathédrale Notre-Dame de Paris a brûlé ; cette année, pendant le Carême, il n’y a pas de services religieux dans des centaines de milliers d’églises sur plusieurs continents, ni dans les synagogues et les mosquées. En tant que prêtre et théologien, je réfléchis à ces églises vides ou fermées comme un signe et un défi de Dieu.
Comprendre le langage de Dieu dans les événements de notre monde exige l’art du discernement spirituel, qui à son tour appelle un détachement contemplatif de nos émotions exacerbées et de nos préjugés, ainsi que des projections de nos peurs et de nos désirs. Dans les moments de désastre, les « agents dormants d’un Dieu méchant et vengeur » répandent la peur et en font un capital religieux pour eux-mêmes. Leur vision de Dieu a apporté de l’eau au moulin de l’athéisme pendant des siècles.
En temps de catastrophes, je ne vois pas Dieu comme un metteur en scène de mauvaise humeur, assis confortablement dans les coulisses des événements de notre monde, mais je le vois plutôt comme une source de force, opérant chez ceux qui font montre de solidarité et d’amour désintéressé dans de telles situations –oui, y compris ceux qui n’ont pas de « motivation religieuse » pour leur action. Dieu est amour humble et discret.
Mais je ne peux m’empêcher de me demander si le temps des églises vides et fermées n’est pas une sorte de vision nous mettant en garde sur ce qui pourrait se passer dans un avenir assez proche : c’est à cela que pourrait ressembler dans quelques années une grande partie de notre monde. N’avons-nous pas déjà été avertis par ce qui se passe dans de nombreux pays où de plus en plus d’églises, de monastères et de séminaires se vident et ferment leur porte ? Pourquoi avons-nous pendant si longtemps attribué cette évolution à des influences externes (« le tsunami séculier ») au lieu de comprendre qu’un autre chapitre de l’histoire du christianisme arrive à son terme et qu’il est temps de se préparer pour un nouveau ?
Cette époque de vide dans les bâtiments d’église révèle symboliquement peut-être la vacuité cachée des Églises et leur avenir probable, à moins qu’elles ne fassent un sérieux effort pour montrer au monde un visage du christianisme totalement différent. Nous avons beaucoup trop cherché à convertir le « monde » (« le reste »), et beaucoup moins à nous convertir nous-mêmes –pas une simple « amélioration », mais un changement radical de l’« être chrétien » statique en un « chrétien-en-devenir » dynamique.
Quand l’Église médiévale a fait un usage excessif des interdits comme sanction et que ces « grèves générales » de toute la machine ecclésiastique signifiaient que les services religieux n’avaient plus lieu et que les sacrements n’étaient plus administrés, les gens ont commencé à rechercher de plus en plus une relation personnelle avec Dieu, une « foi nue ». Les fraternités laïques et le mysticisme se sont multipliés. Cet essor du mysticisme a sans aucun doute contribué à ouvrir la voie à la Réforme –non seulement celle de Luther et de Calvin mais aussi la réforme catholique liée aux Jésuites et au mysticisme espagnol. Peut-être que la découverte de la contemplation pourrait aider à compléter la « voie synodale » vers un nouveau concile réformateur.

Un appel à la réforme
Nous devrions peut-être accepter l’actuel sevrage des services religieux et du fonctionnement de l’Église comme un kairos, une opportunité pour nous arrêter et nous engager dans une réflexion approfondie devant Dieu et avec Dieu. Je suis convaincu que le temps est venu de réfléchir à la manière de poursuivre le mouvement de réforme que le pape François dit être nécessaire : non des tentatives de retour à un monde qui n’existe plus, ni un recours à de simples réformes structurelles externes, mais plutôt un changement vers le cœur de l’Évangile, « un voyage dans les profondeurs ».
Je ne vois pas en quoi une solution succincte sous forme de substituts artificiels, comme la télédiffusion de messes, serait une bonne solution à l’heure où le culte public est interdit. Le passage à la « piété virtuelle », à la « communion à distance » et à la génuflexion devant un écran de télévision est vraiment quelque chose de bizarre. Nous devrions peut-être plutôt tester la vérité des paroles de Jésus : là où deux trois personnes sont réunies en mon nom, je suis avec elles.
Pensions-nous vraiment répondre au manque de prêtres en Europe en important des « pièces de rechange » pour la machinerie de l’Église à partir d’entrepôts apparemment sans fond en Pologne, en Asie et en Afrique ? Nous devons bien sûr prendre au sérieux les propositions du synode sur l’Amazonie, mais nous devons simultanément accorder plus de place au ministère des laïcs dans l’Église ; n’oublions pas que, dans de nombreux territoires, l’Église a survécu sans clergé pendant des siècles entiers.
Peut-être que cet « état d’urgence » est un révélateur du nouveau visage de l’Église, dont il existe un précédent historique. Je suis persuadé que nos communautés chrétiennes, nos paroisses, nos congrégations, nos mouvements d’église et nos communautés monastiques devraient chercher à se rapprocher de l’idéal qui a donné naissance aux universités européennes : une communauté d’élèves et de professeurs, une école de sagesse, où la vérité est recherchée à travers le libre débat et aussi la profonde contemplation. De tels îlots de spiritualité et de dialogue pourraient être la source d’une force de guérison pour un monde malade. La veille de l’élection papale, le cardinal Bergoglio a cité un passage de l’Apocalypse dans lequel Jésus se tient devant la porte et frappe. Il a ajouté : « Aujourd’hui le Christ frappe de l’intérieur de l’Église et veut sortir ». Peut-être est-ce ce qu’il vient de faire.

Où est la Galilée d’aujourd’hui ?
Depuis des années, je réfléchis au texte bien connu de Friedrich Nietzsche sur le « fou » (le fou qui est le seul à pouvoir dire la vérité) proclamant « la mort de Dieu ». Ce chapitre s’achève par le fait que le fou va à l’église pour chanter « requiem aeternam deo » et demande : « Après tout, que sont vraiment ces églises sinon les tombeaux et les sépulcres de Dieu ? » Je dois bien admettre que pendant longtemps plusieurs aspects de l’Église me paraissaient de froids et opulents sépulcres d’un dieu mort.
Il semble que de beaucoup de nos églises seront vides à Pâques cette année. Nous lirons ailleurs les passages de l’évangile sur le tombeau vide. Si le vide des églises évoque le tombeau vide, n’ignorons pas la voix d’en-haut : « Il n’est pas ici. Il est ressuscité. Il vous précède en Galilée. »
Une question pour stimuler notre méditation pendant cette Pâques étrange : Où se trouve la Galilée d’aujourd’hui, où nous pouvons rencontrer le Christ vivant ?
Les recherches sociologiques indiquent que dans le monde le nombre de « résidents » (à la fois ceux qui s’identifient totalement avec la forme traditionnelle de la religion et ceux qui affirment un athéisme dogmatique) diminue alors que le nombre de « chercheurs » augmente. En outre, il y a bien sûr un nombre croissant d’« apathéistes », des gens qui se moquent des questions de religion ou de la réponse traditionnelle qu’on leur donne.
La principale ligne de démarcation n’est plus entre ceux qui se considèrent croyants et ceux qui se disent non-croyants. Il existe des « chercheurs » parmi les croyants (ceux pour qui la foi n’est pas un « héritage » mais un « chemin »), comme parmi les « non-croyants » qui, tout en rejetant les principes religieux proposées par leur entourage, ont cependant un désir ardent de quelque chose pour satisfaire leur soif de sens.
Je suis convaincu que « la Galilée d’aujourd’hui », où nous devons rechercher Dieu, qui a survécu à la mort, c’est le monde des « chercheurs ».

À la recherche du Christ parmi les chercheurs
La Théologie de la Libération nous a enseigné à chercher le Christ parmi ceux qui sont en marge de la société. Mais il est aussi nécessaire de le chercher chez les personnes marginalisées au sein de l’Église, parmi ceux « qui ne nous suivent pas ». Si nous voulons nous connecter avec eux comme disciples de Jésus, nous allons devoir abandonner beaucoup de choses.
Il nous faut abandonner bon nombre de nos anciennes notions sur le Christ. Le Ressuscité est radicalement transformé par l’expérience de la mort. Comme nous le lisons dans les Évangiles, même ses proches et ses amis ne l’ont pas reconnu. Comme l’apôtre Thomas, nous n’avons pas à prendre pour argent comptant les nouvelles qui nous entourent. Nous pouvons persister à vouloir toucher ses plaies. En outre, où serons-nous sûrs de les rencontrer sinon dans les blessures du monde et les blessures de l’Église, dans les blessures du corps qu’il a pris sur lui ?
Nous devons abandonner nos objectifs de prosélytisme. Nous n’entrons pas dans le monde des chercheurs pour les « convertir » le plus vite possible et les enfermer dans les limites institutionnelles et mentales existantes de nos Églises. Jésus, lui non plus, n’a pas essayé de ramener ces « brebis égarées de la maison d’Israël » dans les structures du judaïsme de son époque. Il savait que le vin nouveau doit être versé dans des outres nouvelles.
Nous voulons prendre des choses nouvelles et anciennes dans le trésor de la tradition qui nous a été confié et les faire participer à un dialogue avec les chercheurs, un dialogue dans lequel nous pouvons et devons apprendre les uns des autres. Nous devons apprendre à élargir considérablement les limites de notre compréhension de l’Église. Il ne nous suffit plus d’ouvrir magnanimement une « cour des gentils ». Le Seigneur a déjà frappé « de l’intérieur » et est sorti –et il nous appartient de le chercher et de le suivre. Le Christ a franchi la porte que nous avions verrouillée par peur des autres. Il a franchi le mur dont nous nous sommes entourés. Il a ouvert un espace dont l’ampleur et l’étendue nous donne le tournis.
Au seuil même de son histoire, l’Église primitive des Juifs et des païens a vécu la destruction du temple dans lequel Jésus priait et enseignait à ses disciples. Les Juifs de cette époque ont trouvé une solution courageuse et créative : ils ont remplacé l’autel du temple démoli par la table familiale juive et la pratique du sacrifice par celle de la prière privée et communautaire. Ils ont remplacé les holocaustes et les sacrifices de sang par le « sacrifice des lèvres » : réflexion, louange et étude des Écritures. À peu près à la même époque, le christianisme primitif, banni des synagogues, a cherché une nouvelle identité propre. Sur les décombres des traditions, les Juifs et les Chrétiens apprirent à lire la Loi et les prophètes à partir de zéro et à les interpréter à nouveau. Ne sommes-nous pas dans une situation similaire de nos jours ?

Dieu en toutes choses
Quand Rome est tombée au début du Ve siècle, il y a eu une explication instantanée de plusieurs côtés : les païens y ont vu un châtiment des dieux à cause de l’adoption du christianisme, tandis que les chrétiens y ont vu une punition de Dieu adressée à Rome, qui avait continué à être la prostituée de Babylone. Saint Augustin a rejeté ces deux explications : à cette époque charnière il a développé sa théologie du combat séculaire entre deux « villes » adverses, non pas entre les chrétiens et les païens, mais entre deux « amours » habitant le cœur de l’homme : l’amour de soi, fermé à la transcendance (amor sui usque ad contemptum Deum) et l’amour qui se donne et trouve ainsi Dieu (amor Dei usque ad contemptum sui). La période actuelle de changement de civilisation n’appelle-t-elle pas une nouvelle théologie d’histoire contemporaine et une nouvelle compréhension de l’Église ?
« Nous savons où est l’Église, mais nous ne savons pas où elle n’est pas » nous a enseigné le théologien orthodoxe Evdokimov. Peut-être ce que le dernier concile a dit sur la catholicité et l’œcuménisme doit-il acquérir un contenu plus profond ? Le moment est venu d’élargir et d’approfondir l’œcuménisme, d’avoir une « recherche de Dieu en toutes choses » plus audacieuse.
Nous pouvons, bien sûr, accepter ce Carême aux églises vides et silencieuses comme une simple mesure temporaire brève et bientôt oubliée. Mais nous pouvons aussi l’accueillir comme un « kairos », un moment opportun « pour aller en eau plus profonde » et rechercher une nouvelle identité pour le christianisme dans un monde qui se transforme radicalement sous nos yeux. La pandémie actuelle n’est certainement pas la seule menace globale à laquelle notre monde va être confronté aujourd’hui et dans le futur.
Accueillons le temps pascal qui arrive comme un défi pour rechercher à nouveau le Christ. Ne cherchons pas le Vivant parmi les morts. Cherchons-le avec audace et ténacité, et ne soyons pas surpris s’il nous apparaît comme un étranger. Nous le reconnaîtrons à ses plaies, à sa voix quand il nous parle dans l’intime, à l’Esprit qui apporte la paix et bannit la peur.

Tomás Halík.

Ne revenons pas a l'anormal...


AVANT  LE  CORONAVIRUS,  NOUS  ETIONS  DEJA  ENFERMES  
MAIS  NOUS  NE  LE  SAVIONS  PAS,  Abdennour  Bidar.


Nous n'espérons qu'une chose: sortir du confinement et que rien ne soit plus comme avant. Mais cela dépendra de notre engagement à changer notre façon de vivre.

Des paroles puissantes nous exhortent à tout faire pour que l’ampleur et la dureté de l’adversité solidarisent notre humanité entière dans la décision de changer de paradigme."
Et après? Après cette période étrange et douloureuse de confinement, qu’allons-nous faire? J’entends beaucoup d’appels, ces derniers jours, pour que la vague de cette pandémie produise dans notre humanité souffrante et égarée un choc de conscience! Ces voix veulent croire que la terrible épreuve que nous traversons tous à l’échelle planétaire -plus de 2 milliards de personnes déjà confinées sur tous les continents- va être salutaire, qu’elle sera la chance paradoxale, l’opportunité terrible qu’il nous fallait! Edgar Morin espère ainsi que l’événement nous fasse “ressentir plus que jamais la communauté de destin de toute l’humanité” (Libération, 27/03/2020) et d’autres paroles puissantes et justes nous exhortent à tout faire pour que l’ampleur et la dureté de l’adversité solidarisent notre humanité entière dans la décision de changer de paradigme. À tout faire, tous ensemble, pour qu’ait lieu enfin la grande révolution que nous attendons hors de ce système insensé qui détruit tout le vivant, nature et société, qui asservit nos existences et étouffe nos âmes… ce système fou dont la situation folle imposée par un virus est comme l’un des visages les plus grimaçants et menaçants. À tout faire donc pour entreprendre de changer radicalement nos façons d’être, de produire, de consommer, de travailler, de vivre les uns avec les autres et avec la nature. 
Certains semblent persuadés d’ailleurs que dès la fin de la pandémie va venir le temps d’une communauté humaine tout entière réveillée et ressoudée par l’épreuve, et qui, littéralement transfigurée, ne vivra plus dès lors que d’écologie, d’entraide et de paix. Les plus enthousiastes nous invitent même à assister à une série de petits miracles qui vont dans ce sens: regardez, nous disent-ils, comment face au virus, nous réalisons tous que, riches et pauvres, nous sommes à égalité de vulnérabilité; regardez de quelle façon la pollution a baissé, les conflits qui s’arrêtent, toutes ces nouvelles solidarités virtuelles qui se développent spontanément, et voyez comment les familles retrouvent le temps de se parler, comment chacun même retrouve le temps dont il manquait pour méditer sur lui-même. 

Soit. Je partage cet optimisme. Mais je voudrais ici rappeler que l’optimisme est une responsabilité-le mot est du philosophe Alain. L’épidémie à elle seule ne pourra rien pour nous. L’épreuve à elle seule ne sera pas salvatrice. Bien au contraire, elle risque fort de nous précipiter demain dans une situation bien pire. Ce que nous observons de positif durant ce temps suspendu du confinement s’évanouira aussitôt que les “affaires” auront repris, que chacun sera à nouveau accaparé par sa vie d’avant, si nous ne faisons pas davantage que nous émerveiller, un peu béats, et si nous nous contentons de nous mettre à croire en des lendemains qui chantent. Retrouver l’espérance c’est bien, tout faire pour qu’elle se concrétise, c’est mieux. Notre optimisme n’aura donc raison que si nous sommes assez nombreux à prendre, dans cette période même de confinement, la décision, la vraie détermination à ressortir demain de chez nous pour nous engager, nous battre au quotidien et au long cours, en commençant par changer notre propre façon d’être et de vivre. 
Sinon, que va-t-il se passer? On aura laissé les grandes voix prêcher dans le désert et retourner au silence, une fois de plus. On aura imaginé en rêve un beau “Demain”, une fois de plus. On aura pris la décision fictive de changer de vie, une fois de plus. Bref, on se sera fait encore une fois des illusions sans aucune force, ni danger réel pour le système et l’empire de son emprise. Et contrainte financière oblige, on reprendra le cours de notre vie normale… ou plutôt de cette vie anormale dans laquelle, du matin au soir, nous courons sans queue ni tête. On repassera de l’arrêt total à l’agitation totale, de l’anormalité extraordinaire du confinement immobile à l’anormalité ordinaire de l’affairement fébrile. Deux extrêmes, deux folies, deux enfermements en réalité, l’un chez soi, l’autre perpétuellement “hors de soi” dans une existence éparpillée entre mille buts et tâches qui n’ont pour la plupart à peu près rien à voir avec l’essentiel de ce qui devrait nous occuper. Car nous étions déjà enfermés mais nous ne le savions pas, ou pas encore assez. Enfermés dans un système de société et de civilisation devenu absolument insensé, qui nous fait tourner sans fin dans la roue du travail et de la consommation, qui ne se préoccupe que de nous faire fonctionner comme des robots toujours plus performants, de nous élever en batterie comme un bétail qu’on fait trimer et qu’on engraisse -et qu’on confine lorsqu’il faut protéger sa force de travail pour garantir ainsi l’avenir de ce qu’elle rapporte à une caste de super riches qui confisque l’essentiel de la richesse produite. 
Croit-on donc que la fin du confinement sera la fin de l’enfermement? Croit-on qu’en ressortant de chez nous, on va s’échapper de la vraie prison où nous maintient le système? Il faudrait être bien naïf pour le croire! La réalité est que nous n’allons faire que rejoindre notre régime habituel d’enfermement. Et on peut raisonnablement prévoir que ce régime va se durcir dans des proportions inconnues jusqu’ici, jusqu’à l’insupportable. Pourquoi? Parce que le système va mettre tout le monde à marche forcée pour “faire repartir l’économie”. Il va vouloir récupérer l’argent qu’il a perdu, et nous édifier pour cela avec des grandes leçons de “solidarité collective”, tout en n’oubliant pas de culpabiliser et de punir les mauvais tire-au-flanc qui essaient de se soustraire au saint effort de rembourrer les côtes amaigries du veau d’or. Les conditions de la vie sociale, du travail, vont ainsi devenir encore bien plus difficiles, asservissantes, démoralisantes, violentes. Elles vont faire des dégâts humains considérables à toutes les échelles, et bien sûr ce sont les plus vulnérables qui, toujours plus nombreux, vont en payer le prix le plus lourd. De quoi donc va-t-on réellement sortir, je vous le demande? Et je veux bien espérer, mais mesure-t-on bien, dans le camp des optimistes et des chantres de la révolution de civilisation, la force de frappe du rouleau compresseur libéral?

Face à la puissance hégémonique du système en place, combien de forces sont-elles prêtes à entrer en lutte, en résistance? Faudra-t-il attendre que la folie destructrice du désordre établi nous précipite tous dans le chaos pour que des ruines du monde ancien surgisse un renouveau? Ou bien peut-on encore croire que l’on va pouvoir s’en sortir avant, de justesse et sans passer d’abord par la case “destruction totale” et “effondrement”? Les grands bouleversements historiques, dans le sens d’un progrès, sont souvent le fait d’une minorité plus consciente. Tant mieux, car ce que l’on observe très majoritairement aujourd’hui, ce sont des masses mondiales conditionnées et tétanisées par la peur autant que par l’obsession matérialiste de la consommation, et qui vont être contentes que demain des pouvoirs toujours plus autoritaires les privent de toujours plus de liberté pour être bien sûres d’être “protégées” et bien nourries -je devrais dire gavées. Tout le monde aime la liberté mais personne n’en veut. Cherchez l’erreur. C’est la même qui se reproduit depuis des millénaires, relisons La Boétie: lorsque le monde dans lequel il vit lui fait assez peur, l’homme entre de son plein gré dans la servitude de celui qui prétend pouvoir le protéger. 
Combien donc d’entre nous vont résister à la peur, garder la tête froide et conserver leur esprit critique, développer les ressources d’imagination créatrice et les forces de combat pour penser et construire ensemble une réelle alternative? Les collectifs de citoyens conscients, nombreux à s’agglomérer sur le Net en ce moment, seront-ils assez pérennes et puissants demain pour faire émerger quelque chose d’autre? La crise va certes déstabiliser les pouvoirs en place mais la demande d’ordre et de sécurité risque d’être bien plus grande que l’esprit de révolution et d’aventure. Il me semble, par conséquent, que toutes ces forces et ces intelligences de changement doivent, au lieu d’espérer un peu facilement en une sortie de crise heureuse et rédemptrice, plutôt se préparer à avoir encore devant elles de longues années de lutte obscure et souterraine. De longues années d’humilité. De longues années d’efforts invisibles passées à semer dans un sol ingrat les graines d’un renouveau qui, s’il doit germer un jour, ne le fera plus probablement que bien plus tard -bien après que soit passé le fléau de ce maudit virus. 
Je n’aurai pour l’heure, par conséquent, qu’un seul conseil. La patience dans l’épreuve et dans l’espérance. La patience et la persévérance dans l’invention d’un nouveau modèle de société et de civilisation. L’aurore finit toujours par arriver, même après la nuit la plus noire. D’ici là, essayons de ne pas tous céder à la panique ni, à l’inverse, à la “pensée magique” de croire que le changement serait déjà là, à portée de main. Galvanisons, coûte que coûte, notre résolution à mettre en œuvre ce changement dès notre libération. Mettons à profit l’enfermement lui-même pour fortifier en nous-mêmes cette résolution et notre foi en un avenir meilleur. Il le faut et ce sera demain plus difficile encore parce que sans doute d’autres épreuves nous attendent, toujours plus lourdes au fur et à mesure que nous nous serons enfoncés plus bas dans l’impasse. 
Tâchons donc dès maintenant de nous mettre en réseau, virtuel et réel -comme par exemple le réseau de solidarité auto-organisé #COVID-ENTRAIDE FRANCE-, nous tous qui partageons le même constat de l’absurdité de la civilisation et de son scandale mais qui avons pris la décision d’y résister de toutes nos forces -quand bien même nous ne verrions pas de notre vivant le résultat de notre lutte. Et si l’aube arrive plus tôt que prévu, tant mieux.
Relions-nous pour réfléchir et en vue d’agir ensemble, dès la sortie du confinement, à ce nouveau paradigme de civilisation dont nous avons le plus urgent besoin. 

Quel sera ce nouveau paradigme? Quelle peut être son idée de base, simple, dont le sens, l’intérêt seront immédiatement compréhensibles par tous?

1.      Qui que nous soyons, où que nous vivions sur la planète, une même évidence et une même souffrance nous sautent aux yeux: nous avons rompu
-         nos liens nourriciers, notre lien de proximité et de respect à la Mère Nature,
-         notre lien de solidarité et de compassion aux autres à force de trop d’individualisme,
-         et jusqu’à notre lien à nous-mêmes dans des vies absurdes ou superficielles.
Voilà le dénominateur commun de toutes nos crises: la souffrance ou rupture de nos liens essentiels, notamment ce triple lien vital qui nous fait respirer, ouvrir grands nos poumons et notre cœur, grandir en humanité: le lien à soi, le lien à l’autre, le lien à la nature. Avec ce triple lien viennent naturellement pour nous le sens et la joie de la vie. Ni plus ni moins. Car le sens de la vie, n’en déplaise aux relativistes et aux nihilistes, est d’être en accord avec soi, de vivre en fraternité avec autrui et en harmonie avec la nature. Telle est la formule de la grande santé humaine.

2.      Voilà donc un nouveau paradigme possible: la vie bien reliée.
Et voilà du même coup un objectif majeur pour les luttes de demain qui commencent aujourd’hui: réparer ensemble le tissu déchiré du monde. Ce but est capable aussi bien de les exalter en leur offrant une visée aussi spirituelle que politique, et de les rassembler dans leur diversité en une communauté de combat. Entre celui qui lutte pour sauver la biodiversité, celui qui s’engage pour les malades, les isolés, les déracinés, tous les souffrants, et enfin celui qui médite chaque jour pour trouver, au fond de son propre cœur, le lien sacré à la vie tout entière, ce sera le même engagement partagé dont chacun trouve et fait sa propre part. Car tous ceux-là auront entrepris, chacun sur un plan, de retisser un morceau du grand tissu déchiré. Il y a mille et une façons de le faire, en soi-même ou hors de soi. À chacun de trouver sa façon,
-         de mettre ou remettre sa vie dans l’alignement de son moi profond;
-         de faire quelque chose pour le bien commun;
-         de retrouver un contact vivant et régulier avec la terre, l’eau, les arbres, les animaux, le ciel.
Et pendant ce temps du confinement qui nous est imposé, c’est peut-être la première question avec laquelle nous avons rendez-vous: quels sont les liens que je peux réparer? Là tout de suite, avec ceux en compagnie de qui je vis le confinement. Ce lien de sollicitude, de bienveillance, de partage, d’amour que j’avais un peu oublié ou négligé. Et demain, dehors, dans mon métier ou mon engagement bénévole, dans mon quartier ou sur mes réseaux, ce lien d’engagement et de combat qui va redonner à nos vies une belle et grande direction. Comment donc vais-je pouvoir rejoindre, dès aujourd’hui, l’armée des ombres, cette grande armée des Tisserandes et Tisserands qui ont entrepris de changer de vie pour changer la vie? Et qui œuvrent souterrainement au monde d’après?   

3.      Il y a là un principe de base possible pour la future civilisation humaine, si toutefois elle doit voir le jour. J’ajouterais cependant une dernière chose, décisive à mes yeux. C’est formidable de se donner un but mais encore faut-il s’en procurer le moyen le plus efficace et le plus nécessaire.
Or en l’occurrence, si nous voulons reconstruire ce triple lien il faut pouvoir y consacrer une part importante de son temps. La tâche, en effet, est tellement immense que nous n’aurons aucune chance d’y parvenir si nous ne pouvons pas lui donner l’essentiel de notre énergie et de nos journées. Certains ont déjà l’opportunité de s’y investir dans leur métier, lorsque celui-ci crée du lien ou en restaure. Mais beaucoup trop de vies sont aujourd’hui accaparées et gaspillées par des jobs qui non seulement n’ont pas tellement de sens autre que celui de gagner sa croûte mais qui ne permettent en rien de participer à raccommoder le tissu déchiré du monde… et qui même souvent contribuent à le défaire encore plus. La première question à se poser collectivement est par conséquent: comment libérer le temps des gens, de tous les gens qui en ont besoin pour apporter leur contribution et leur renfort à la recréation de tous nos liens brisés? 
Ma réponse est celle que proposent actuellement de plus en plus de penseurs et de militants: Il faut instaurer un revenu de base, décent pour vivre, qui libère de la contrainte économique toutes celles et ceux qui en auraient besoin, et qui en feraient la demande pour prendre leur part de la reconstruction de la civilisation humaine comme grand écosystème des liens vitaux à soi, aux autres et à la nature. Inventons donc ce qu’André Gorz appelait déjà au XXème siècle “la civilisation du temps libéré”. Et puisque toute lutte politique doit commencer par une revendication concrète, dont le bénéfice parle à tout le monde, je propose ainsi que ce revenu universel devienne maintenant l’étendard de ralliement de toutes les Tisserandes et tous les Tisserands du monde. Car lui seul pourra nous permettre de reprendre la maîtrise de notre temps… comme le fait un peu le confinement, qui à sa manière pénible et dans le meilleur des cas nous permet de faire déjà l’expérience d’une vie qui s’appartient à nouveau. Et ce temps retrouvé va lui-même libérer des espaces:
-         des espaces où se parler pour s’aider mutuellement à trouver pour chacun sa “juste place” dans le projet de réparer le tissu déchiré;
-         des espaces où planifier et coordonner toutes les actions à mener ensemble pour y arriver,…
… des espaces que j’appelle pour cela “maisons du temps libéré” -qu’elles soient virtuelles ou réelles– parce qu’on y vit en commun le projet de réconcilier la grande famille humaine, et elle-même avec la famille encore plus vaste du vivant.

Abdennour Bidar, Philosophe, Président de l'association Fraternité Générale.