martes, 26 de mayo de 2015

Bienvenue aux immigrants!!!



EQUATORIENS  EXPLOITÉS  EN  FRANCE
Une  saison  en  enfer

LE MONDE - 14.04.2015 à 11h23 - Mis à jour le 14.04.2015 à 20h 37 – Par Jean-Baptiste Chastand.

Ce 7 juillet 2011, il fait une chaleur caniculaire dans la vallée du Rhône. Au Domaine des Sources à Maillane, une petite commune de la plaine de la Durance au sud d’Avignon, le thermomètre de Météo France indique jusqu’à 34°C à l’ombre. Après une journée de travail harassante à ramasser des fruits, Iban Elio Granda Maldonado s’effondre. Déshydratation sévère. La logique aurait voulu que les secours soient immédiatement appelés. Mais l’homme âgé de 33 ans est équatorien, arrivé depuis seulement quelques semaines en France et employé par une société d’intérim espagnole basée en Andalousie.
Après de longues minutes, un responsable de la société d’intérim finit par arriver et emmène discrètement Iban à l’hôpital d’Avignon. Il y décédera quatre jours plus tard. Si l’hôpital n’avait pas prévenu la gendarmerie, une enquête n’aurait probablement jamais été ouverte. Procureur à Tarascon, Christian Pasta se souvient très bien de cette affaire. « C’est à partir de là qu’on a découvert Terra Fecundis. » Spécialisée dans la main-d’œuvre agricole sud-américaine, cette société d’intérim est déjà présente depuis dix ans dans tout le sud de la France.
Mais elle connaît alors une progression fulgurante qui continue aujourd’hui. Des Landes à la Drôme, mais aussi jusqu’en Anjou et en Bourgogne, l’entreprise fait désormais travailler dans les campagnes françaises jusqu’à 5.000 ouvriers agricoles, en très grande majorité équatoriens, mais aussi des Boliviens, selon l’inspection du travail. L’entreprise évoque de son côté le chiffre de 3.500. Des Sud-Américains dans les champs ? Les agriculteurs en ont pris l’habitude. « Ils sont toujours au travail et contents de travailler », vante un producteur d’asperges des Landes, qui a massivement recours à leurs services depuis trois ans.

L’ENTREPRISE FACTURE ENTRE 14 ET 15 EUROS L’HEURE DE TRAVAIL AUX AGRICULTEURS. C’EST UN PEU PLUS CHER QU’EN EMPLOYANT DES SALARIÉS FRANÇAIS, MAIS LES AGRICULTEURS N’ONT À SE SOUCIER DE RIEN
L’entreprise facture entre 14 et 15 euros l’heure de travail aux agriculteurs. C’est un peu plus cher qu’en employant des salariés français, mais les agriculteurs n’ont à se soucier de rien. « Au final ça revient moins cher parce qu’ils sont plus vaillants », se félicite ce producteur. Un problème ? Le salarié est remplacé dans la journée. « Les Equatoriens ont la réputation d’être des gens bosseurs et de tenir la route. On peut les faire travailler la journée entière », abonde une autre productrice landaise, Cécile Cheri, qui dit pourtant refuser d’y avoir recours. « On fait un produit du terroir sur une petite exploitation, ce n’est pas pour faire venir des gens de l’autre bout du monde pour les ramasser. » Mais la FNSEA des Landes défend sans ciller la pratique.
Après avoir ramassé des asperges dans les Landes en mars, les salariés de Terra Fecundis iront récolter des fruits l’été dans la vallée du Rhône, puis faire les vendanges en Bourgogne ou en Italie. Pour gérer tous ces déplacements, l’entreprise a même mis en place sa propre compagnie de bus. Les « Terra Bus » sillonnent les petites routes de ferme en ferme, emmènent les Equatoriens au supermarché le week-end. Et entre deux transports d’ouvriers, il leur arrive même d’assurer le transport scolaire de certains établissements privés des Bouches-du-Rhône. « Les chauffeurs ne parlent même pas français », lâche, désabusé, le conducteur d’une compagnie concurrente.

« AVEC LES MAROCAINS [SOUS CONTRAT FRANÇAIS], IL FALLAIT PRÉVOIR DES DATES DE RÉCOLTE. AVEC [LES SUD-AMÉRICAINS], C’EST BEAUCOUP PLUS SIMPLE », EXPLIQUE RÉMY ROUX, REPRÉSENTANT LOCAL DE LA FNSEA.
Sur les seuls départements de la Drôme, des Bouches-du-Rhône et du Gard, l’inspection du travail estimait en 2014 que près de 300 agriculteurs avaient fait appel aux services de ceux qu’on appelle ici les« Latinos ». Le représentant local de la FNSEA, également encarté au FN, Rémy Roux, n’y voit pas d’inconvénient : « Avec les Marocains [sous contrat français], il fallait prévoir des dates de récolte. Avec eux c’est beaucoup plus simple. »
Les agriculteurs avouent ne pas connaître le fonctionnement réel de Terra Fecundis et surtout les conditions de travail des salariés, qui intriguent depuis plusieurs années l’inspection du travail et la justice. « C’est impossible d’avoir des infos, c’est un peu le régime de la terreur », lâche Nicolas Duntze, représentant de la Confédération paysanne dans le Gard. Tous les ouvriers de Terra Fecundis sont sous contrat espagnol et présents en France sous le statut de travailleur détaché. Ce statut permet de payer les cotisations en Espagne, mais le droit du travail français est censé s’appliquer. « Beaucoup ne restent qu’entre huit et dix mois en France, avant d’être renvoyés en Espagne. Nous avons des contrats à durée indéterminée mais sans heures garanties », explique Ricardo (les prénoms des salariés ont été modifiés), qui ne témoigne qu’avec grand-peur, persuadé qu’il perdra immédiatement son travail s’il est identifié. 
La société a recours à des contrats « permanents intermittents », confirme Celedonio Perea, PDG espagnol de Terra Fecundis. Basé à Murcie, en Andalousie, il utilise ces contrats pour ne pas avoir à payer les salariés quand il n’a pas de travail à leur fournir. M. Perea affirme que tout cela est parfaitement légal. « On a eu des centaines d’inspections et il n’y a jamais eu aucune sanction. »

LES SALARIÉS RENCONTRÉS PAR « LE MONDE » ASSURENT NE PAS TOUCHER PLUS DE 7 EUROS NET PAR HEURE, TRAVAILLER SOUVENT LE DIMANCHE, SANS JAMAIS AUCUNE MAJORATION.
Pour en convaincre la presse et l’inspection du travail, il a même récemment recours aux services d’une pointure des relations publiques: l’ancienne communicante de Xavier Bertrand au ministère du travail, Gwladys Huré. Mais cette stratégie n’a pas réussi à lever les soupçons des autorités françaises. « Les salariés n’ont apparemment pas de congés payés et le décompte de la durée du travail ne permet pas de s’assurer que les heures supplémentaires sont majorées », explique un inspecteur du travail, sous couvert d’anonymat, regrettant que les contrôles soient rendus très difficile faute de fiches de paye détaillées.
Les salariés rencontrés par Le Monde assurent ne pas toucher plus de 7 euros net par heure, travailler souvent le dimanche, sans jamais aucune majoration. « S’il y a une urgence, on peut travailler douze, treize heures par jour, le maximum que j’ai travaillé c’est même quatorze heures », témoigne Francesca, une autre salariée qui a quitté l’entreprise.
Des points fermement contestés par Celedonio Perea. « S’ils travaillent le dimanche, c’est parce qu’il a plu dans la semaine et que le client a décidé de reporter une journée de travail. Et nous entendons que les heures supplémentaires soient respectées, jusqu’à présent on n’a pas eu de réclamation des salariés », affirme-t-il. Pendant la présence en France, ses cadres, baptisés « encalcados » (responsables), sont chargés aussi bien du contact avec les agriculteurs que de la surveillance des travailleurs. Ils donnent uniquement 150 euros toutes les deux semaines aux salariés pour faire leurs courses.
En juillet 2014, une salariée espagnole a témoigné sur un site d’information espagnol des conditions déplorables d’hébergement dans une exploitation, « sans eau, ni électricité, ni fenêtre, avec des matelas pisseux ». Mais pour partir avant la fin de la campagne, Terra Fecundis lui réclamait, par contrat, 200 euros « d’amende ». « Nous avons vu deux ou trois clients où les logements n’étaient pas corrects, convient le PDG. Mais s’il y a un employé qui ne finit pas son travail et veut partir, il paye son retour, c’est logique. »
Officiellement, Terra Fecundis fournit une carte européenne d’assurance-maladie à ses salariés. Mais Francesca comme Ricardo assurent que dès qu’un salarié est blessé, il est rapatrié immédiatement en Espagne. Cela aurait été le cas pour une travailleuse à moitié écrasée par une camionnette. « C’est juste que notre mutuelle décide en cas d’accident du travail si le salarié est opérable en France ou en Espagne », conteste M. Perea.
Si les salariés de Terra Fecundis galèrent pour quelques euros de l’heure, les affaires de Celedonio Perea sont florissantes. En 2012, la société a déclaré 41,5 millions d’euros de chiffre d’affaires, réalisé à plus de 60% en France, et a engrangé 6,2 millions d’euros de bénéfice. Ces deux chiffres avaient plus que doublé en trois ans.
A travers sa filiale d’investissement immobilier, Terra Fecundis promet même désormais aux Equatoriens d’acheter une maison à crédit, qu’il faudra ensuite rembourser avec leurs salaires. La société se vante également de donner des bourses aux enfants et des cours de français, mais les salariés interrogés par Le Monde n’ont pas vu la trace de ces avantages. « Si je pouvais aller voir ailleurs, j’irais. Et tout le monde chez Terra Fecundis ferait ça », assure au contraire Ricardo.

POUR ÉVITER TOUTE RÉBELLION, TERRA FECUNDIS RECOMMANDERAIT AUX AGRICULTEURS DE SÉPARER LES GROUPES DE TRAVAILLEURS LOCAUX ET ÉQUATORIENS POUR QU’ILS NE COMMUNIQUENT PAS.
Sur le plan économique, Terra Fecundis est en train de déstabiliser le marché du travail agricole en concurrençant toujours plus les travailleurs sous contrat français. Selon Jean-Yves Constantin, syndicaliste de la CFDT spécialisé dans le secteur agricole, la société fournit désormais plus de 20 % de la main-d’œuvre des Bouches-du-Rhône. « Il y a même des lycées qui sont en train de se demander s’il faut continuer à former des CAP. » Pour éviter toute rébellion, la société recommande aux agriculteurs de « séparer les groupes de travailleurs locaux et équatoriens pour qu’ils ne communiquent pas », selon Francesca.
Cela n’a pas suffi à empêcher plusieurs affrontements cet été entre travailleurs équatoriens et marocains. « On leur dit qu’il n’y a plus de travail pour [ces derniers] », s’inquiète Ursula Warnbrodt, une militante associative du droit des étrangers. Selon M. Perea, tous les Equatoriens étaient déjà présents sur le territoire espagnol avant d’être recrutés, mais les salariés interrogés, tout comme l’inspection du travail, assurent qu’une partie d’entre eux arrivent directement depuis l’Equateur.
Saisie depuis plusieurs années, la justice française semble avancer au ralenti sur ce dossier rendu très complexe du fait du recours au détachement depuis l’Espagne, où l’inspection du travail du pays ne semble pas préoccupée du problème. Après de longs débats juridiques entre parquets, une enquête préliminaire pour « travail dissimulé en bande organisée » a finalement été ouverte en septembre 2014 à la juridiction interrégionale spécialisée de Marseille, qui centralise désormais les investigations.
L’enquête a été confiée à l’Office central de lutte contre le travail illégal, qui tente de démontrer l’illégalité des prestations de Terra Fecundis. De l’autre côté, l’information judiciaire pour homicide involontaire ouverte à Tarascon sur le décès d’Iban Elio Granda Maldonado est au point mort, après quatre changements de juge d’instruction en trois ans. « C’est un scandale, en se mettant en spectatrice passive de la mort d’un salarié agricole, la justice française couvre des employeurs, puisqu’il ne s’agit que d’un “pauvre” ouvrier latino », dénonce Jean-Yves Constantin, qui s’est porté partie civile.
Les abus des travailleurs immigrés ne sont certes pas nouveaux dans l’embouchure du Rhône, qui a une longue histoire en la matière. Mais le syndicaliste l’assure : jamais il n’a vu de système « d’une perversité aussi redoutable » que celui de Terra Fecundis.

Jean-Baptiste Chastand, journaliste en charge du social et de l'emploi.