lunes, 22 de febrero de 2016

Lettre circulaire pour mes 40 ans en Amérique Latine



40 ANS EN AMÉRIQUE LATINE: Pierre Riouffrait, « prêtre sans frontière »

Quito, février 2016.

            Bien chers/ères amis/es, bonjour.

En ce mois de février je viens de passer un anniversaire important: au cours de ce mois de mars : cela fait 40 ans que je suis parti en Amérique Latine ; c’était en 1976. J’avais 34 ans et j’étais prêtre depuis 7 ans. C’est une bonne occasion pour vous écrire et vous redire mon amitié fidèle.
Je prenais le bateau à Cannes: un ami prêtre de Tence, Claude Digonnet, m’y amenait en voiture (son frère Jean, prêtre également, était à Cartagena, en Colombie). Après escales â Barcelone, Ténériffe, La Guaira (port de Caracas au Vénézuéla, après une semaine sur l’océan Atlantique) Cartagena (Colombie, côté Atlantique), Panama et San Buenaventura (Colombie, côté Pacifique), j’arrivais, 3 semaines plus tard, à Guayaquil, près du Pacifique, en mars 1976. M’attendaient Homéro, l’ami équatorien connu durant 3 ans au Grand Séminaire du Puy qui m’avait invité, l’évêque de Guayaquil, monseigneur Bernardino Echeverría, et un prêtre français, originaire du Cantal, Henri Julhes. Ainsi commença mon aventure latino-américaine. Avant de partir j’avais passé 4 mois à Louvain, en Belgique, pour apprendre l’espagnol et des rudiments de la réalité de l’Amérique Latine ; les frites et la bière y étaient très bonnes, et belle était l’amitié des 40 personnes -laïcs, religieuses et prêtres- qui nous préparions pour ‘la mission latino-américaine’.
Comment en faire un bilan ? Je le qualifierai de positif… puisque je suis encore là 40 ans après. Je me sens heureux du chemin parcouru et des différentes étapes qu’il comprend. J’y ai découvert peu à peu, grâce aux pauvres, ce que c’était d’être homme, chrétien et prêtre, bref de vivre pleinement.

11 ans à Guayaquil, 1976-1987 : l’apprentissage de la mission.
L’amitié et la compagnie d’Homéro m’aidèrent à me familiariser avec la langue -j’ai bien mis 6 mois pour me faire comprendre- et avec la réalité de la paroisse d’un quartier populaire de Guayaquil. La grande chance que j’ai eue alors a été de connaître monseigneur Léonidas Proaño, évêque de Riobamba, dans la Cordillère des Andes : il mettait en marche dans son diocèse une pastorale à partir des Indigènes, dans la ligne du Concile Vatican II (1962-65) et de la réunion Episcopale Latino-américaine de Medellín (1968, Colombie) : être une Eglise libératrice. Il y avait régulièrement dans son diocèse des réunions de formation animées par les théologiens de la libération : c’est là que je me suis formé et que j’ai lié amitié avec monseigneur Proaño. Sur Guayaquil nous étions un groupe de 7 paroisses qui travaillions ensemble dans cette ligne, celle des Communautés Ecclésiales de Base (CEBs).
Trois ans après je remplaçais un prêtre espagnol, Jesús Valencia, un de ceux avec qui nous travaillions, qui restait en Espagne d’où il était originaire. La paroisse faisait partie du grand bidonville de Guayaquil : quelques 35.000 habitants. Elle était animée par des laïcs organisés en CEBs dans chacun de ses 8 quartiers. Ce fut une expérience nouvelle pour moi et passionnante : la solidarité entre voisins était le ferment d’une foi enracinée en Jésus-Christ. Nous arrivions à ce que les messes dominicales soient la célébration de la vie quotidienne avec, d’une part, toutes ses luttes pour la satisfaction des nécessités basiques : les difficultés de la misère, les maladies et la violence et, de l’autre, la participation dans les organisations de quartier et leur dimension politique. Je découvrais et je vivais ce qu’était le Royaume mis en marche par Jésus de Nazareth : transformation des personnes, de la société et de l’Eglise. Cette ligne pastorale n’était pas toujours du goût de l’évêque Bernardino, ce qui me valut divers conflits avec lui. Critiqué par l’évêque, je devais changer brusquement de paroisse et aller dans une petite commune au bord de l’océan Pacifique… A cause des pressions et des manifestations publiques des paroisses amies de Guayaquil, 3 mois plus tard je pouvais revenir sur la paroisse antérieure.
A partir de cette même année 1979, le travail avec les CEBs prenait une dimension nationale grâce à l’appui de monseigneur Proaño. Se mettait en place la coordination nationale de CEBs urbaines, suivie de celles des CEBs rurales, puis indigènes et enfin noires : en 1984, année de la 2e réunion latino-américaine des CEBs, ces coordinations recouvraient pratiquement les 20 diocèses du pays. J’accompagnais les réunions nationales des CEBs urbaines qui regroupaient une douzaine de grandes villes. Les conflits avec l’évêque continuaient de temps à autres. Le dialogue fit qu’ils se terminèrent par ma nomination, en plus de la paroisse et de l’accompagnement national des CEBs, comme… professeur de théologie à l’Université Catholique de la ville et cela pendant 2 ans.
Ce rythme de vie dura 11 ans : ce fut mon apprentissage de travailler avec et à partir des pauvres organisés en CEBs et en organisations populaires. Jésus devint pour moi l’homme concret de Nazareth, habité para la compassion y l’esprit rebelle, qui ne pouvait rester les bras croisés devant tant de souffrance et d’exploitation : pour cela il mit en marche l’expérience du Royaume à partir des pauvres. Je découvrais qu’être prêtre c’était permettre aux pauvres de s’approprier l’Evangile et d’être les acteurs principaux d’une Eglise solidaire avec les plus défavorisés. Ensemble nous essayions d’être ‘prophètes, prêtres et rois-pasteurs’ : je découvrais que je devais être le garant de cette triple mission… mission sacerdotale que je n’avais pas connue auparavant.

2 ans à Rome, 1987-89 : l’approfondissement de l’option pour les pauvres.
J’étais parti pour 7 à 8 ans et ce faisait 11 ans que j’étais en Equateur. Un appel de mon père âgé fut l’occasion de revenir en France pour l’accompagner de plus près dans sa vieillesse. J’en profitais pour être avec lui plus longuement, mais aussi je m’inscrivais à l’Université Grégorienne de Rome pour des études de théologie. Ce fut l’occasion d’approfondir l’expérience équatorienne, de confirmer l’option prioritaire pour les causes des pauvres, caractéristique de l’Eglise d’Amérique Latine, et de connaître un peu les réalités de la théologie de la libération dans les Eglises d’Afrique et d’Asie. Je passais de longs jours de ‘vacances’ dans la Haute Loire de mes ‘premières racines’. Durant 2 années scolaires, la maison Saint Louis des Français me permit de profiter agréablement des temps, de repos, de tourisme et de prière.

8 ans au Nicaragua, 1989-1997 : la construction de l’Eglise des pauvres.
Alors que je pensais retourner en Equateur, la demande d’un évêque nicaraguayen me fit aller en Amérique Centrale : il désirait plusieurs prêtres qui aient une expérience pastorale en Amérique Latine. On était en 1989, au temps du gouvernement sandiniste et de la guerre civile menée contre lui par des contrerévolutionnaires financés et organisés par le gouvernement des Etats-Unis. Ma nouvelle paroisse au Nicaragua appartenait au diocèse de Bluefields sur la Côte des Caraïbes : elle était très étendue, à peu près la moitié de la Haute Loire. J’étais le seul prêtre avec quelques 100,000 habitants, mais avec beaucoup de ministères laïcs mis en marche par des prêtres nord-américains. C’était une Eglise aux mains des laïcs, l’Eglise des pauvres.
La guerre civile ne facilitait pas toujours le travail, mais l’enthousiasme aidant les nombreux responsables d’une centaine de chapelles me donnaient du cœur à l’ouvrage (130 à mon départ). J’étais accompagné de 4 religieuses qui s’occupaient principalement d’organiser les services de la santé et de l’éducation, rendues difficiles par la guerre, la pauvreté et l’éloignement. Il y avait aussi 4 diacres pour le travail d’animation religieuse. Je passais la moitié de mon temps à rendre visite, chaque mois, à ces différentes communautés chrétiennes regroupées en 10 zones, principalement à cheval, mais aussi à pies et en barque ; les plus lointaines étaient à 4 journées de marche et j’en voyais les ¾ seulement une fois par an. Le climat tropical avec ses pluies continues rendaient les longs déplacements difficiles. Je passais l’autre moitié à la formation de ces animateurs répartis en 27 ministères différents, soit ecclésiaux, soit sociaux, soit civiques. Je dirai que c’est durant ces années gratifiantes que j’ai pu vivre très fortement la solidarité et la foi vive avec un peuple pauvre, joyeux et fraternel, malgré les difficultés en particulier de la violence armée.

Retour en Equateur, 1997 : le service de la formation.
Les années passant et les efforts physiques exigés me firent penser à reprendre un travail moins épuisant. Je choisis de retourner en Equateur, cette fois dans la Cordillère des Andes, plus précisément à Quito, la capitale. C’était en 1997 : j’avais 55 ans. Commençait une décennie de grands bouleversements politiques avec le renversement de 3 présidents en 9 ans ! Le peuple des pauvres, animé par les organisations indigènes, ne supportait plus des présidents venus de l’oligarchie locale, qui considéraient le pays comme leur propriété privée.
Je passais dans plusieurs paroisses populaires de la ville, travaillant toujours dans la ligne des Communautés Ecclésiales de Base. L’ambiance ecclésiale avait beaucoup changée. Les nouveaux évêques avait été choisis pour leurs options traditionalistes, généralement opposées aux CEBs et les prêtres étaient formés sans grandes connaissances du Concile Vatican II ni des orientations des réunions épiscopales latino-américaines. La théologie de la libération était leur grande peur et ils n’hésitaient pas à persécuter les membres des CEBs et ceux qui nous inspirions de la théologie de la libération.
Passèrent une dizaine d’années : l’évêque de Quito -aujourd’hui cardinal- ne renouvelait pas mon contrat. Bénéficiant de la nationalité équatorienne, je restais en Equateur. Depuis Quito, je continuais mon travail avec les CEBs qui me demandaient d’accompagner leurs animateurs et leurs assesseurs pour la formation. J’allais partout dans le pays là où on m’invitait pour des cours de plusieurs jours, généralement les samedis et dimanches.
Un ami évêque, monseigneur Gonzalo López, le seul qui appuyait les CEBs, m’invita à aller travailler dans son diocèse de l’Amazonie, Sucumbíos, près de la frontière colombienne. C’était en 2008. J’acceptais tout en gardant mon travail de formation au niveau national. J’y retrouvais l’organisation pastorale que j’avais connue au Nicaragua : une Eglise participative, animée par les laïcs aux nombreux ministères, avec un fort engagement social et la violence armée à cause du conflit colombien. En plus d’un travail paroissial, monseigneur Gonzalo me demandait d’aider les séminaristes, une dizaine, pour la formation théologique. Je suis resté 2 ans dans ce diocèse et j’en suis reparti juste avant que monseigneur Gonzalo et les prêtres de la congrégation carmélite chargée du diocèse en soient expulsés par le Vatican et remplacés par des prêtres des plus traditionalistes, les ‘Héraults de l’Evangile’. Ils avaient la mission de substituer l’actuelle pastorale par une plus conservatrice… Entre temps, la directrice d’un journal national, El Telégrafo, me demandait d’écrire chaque mercredi un article d’opinion, « simple et clair », ce que je continue de faire jusqu'à aujourd’hui.
De retour sur Quito, depuis 2010, je continue l’accompagnement des CEBs urbaines et rurales, et de temps à autres des communautés indiennes. Durant plusieurs années, grâce à l’amitié de 2 jeunes prêtres indiens de l’Eglise Episcopalienne (branche nord-américaine de l’Eglise Anglicane), j’ai animé des rencontres pour une formation pastorale des animateurs d’une soixantaine de Communautés indiennes de la région de Riobamba, dans la ligne pastorale de monseigneur Proaño. Je passe beaucoup de mon temps à Guayaquil au service des CEBs ainsi qu’à celui d’autres institutions sociales animées par des chrétiens qui s’inspirent de monseigneur Proaño ; ils trouvent peu d’appui auprès d’un clergé encadré par l’opus dei depuis une trentaine d’années. Depuis décembre de l’an dernier vient d’être nommé un nouvel évêque, de la ligne du pape François. Comme nous sommes un groupe de laïcs, religieuses et prêtres, organisés pour le travail pastoral, il est venu nous rendre visite et sera heureux que nous travaillions avec lui.
Actuellement, j’ai réduit mes activités : l’âge fait que la fatigue augmente plus vite et le corps demande un peu plus de ménagements. Par contre internet m’aide beaucoup, car il me permet un travail de formation à distance… tant pour l’Equateur qu’avec une Ecole latino-américaine de Formation virtuelle des animateurs des CEBs, fondée il y a 5 ans par la Coordination Continentale des CEBs au Mexique.
A grandes lignes, voilà mon parcours dans ce qui rend présente l’Eglise des Pauvres en Amérique Latine : il me rend heureux. Je remercie tous les amis/es, pour beaucoup pauvres entre les pauvres, qui m’ont permis de cheminer ainsi : je suis celui qu’ils ont façonné peu à peu. Selon l’expression de Gustavo Gutierrez, le père de la théologie de la libération, j’ai beaucoup « bu au puits des sagesses des pauvres ». Je continue d’apprendre : la théologie de la libération s’est beaucoup diversifiée selon la réalité de chaque continent. Dans mes rencontres je restitue ce que je découvre en offrant amitié, solidarité, formation, célébration de la vie et du royaume… C’est une façon de payer ma dette pour tant de cadeaux reçus abondamment.
Je vous souhaite bon courage dans vos diverses activités. Je remercie celles et ceux qui m’ont accompagnés par leur amitié et leur solidarité financière.
Fraternellement à toutes et à tous.
Pierre.

P.S.
-        Pour celles et ceux qui n’ont pas internet, mon adresse n’a pas changée : Pierre Riouffrait – Apartado 17-02-5461. – Quito – EQUATEUR – Amérique du Sud.
-        Compte bancaire : Pierre Riouffrait. Banque Postale. Numéro 1 689 50 Y à Clermont Ferrand.
-        Je vous signale mon blog qui a une page en français où vous pouvez trouver des documents sur le travail que je fais: http://padrepedropierre.blogspot.com