EQUATORIENS EXPLOITÉS
EN FRANCE
Une
saison en enfer
LE MONDE
- 14.04.2015 à 11h23 - Mis à jour le 14.04.2015 à 20h 37 – Par Jean-Baptiste Chastand.
Ce 7 juillet 2011, il fait une chaleur caniculaire dans la vallée du Rhône.
Au Domaine des Sources à Maillane, une petite commune de la plaine de la
Durance au sud d’Avignon, le thermomètre de Météo France indique jusqu’à 34°C à
l’ombre. Après une journée de travail harassante à ramasser des fruits, Iban
Elio Granda Maldonado s’effondre. Déshydratation sévère. La logique aurait
voulu que les secours soient immédiatement appelés. Mais l’homme âgé de 33 ans
est équatorien, arrivé depuis seulement quelques semaines en France et employé
par une société d’intérim espagnole basée en Andalousie.
Après de longues minutes, un responsable de la société d’intérim finit par
arriver et emmène discrètement Iban à l’hôpital d’Avignon. Il y décédera quatre
jours plus tard. Si l’hôpital n’avait pas prévenu la gendarmerie, une enquête
n’aurait probablement jamais été ouverte. Procureur à Tarascon, Christian Pasta
se souvient très bien de cette affaire. « C’est à partir de là qu’on a
découvert Terra Fecundis. » Spécialisée dans la main-d’œuvre agricole
sud-américaine, cette société d’intérim est déjà présente depuis dix ans
dans tout le sud de la France.
Mais elle connaît alors une progression fulgurante qui continue
aujourd’hui. Des Landes à la Drôme, mais aussi jusqu’en Anjou et en Bourgogne,
l’entreprise fait désormais travailler dans les campagnes françaises jusqu’à 5.000
ouvriers agricoles, en très grande majorité équatoriens, mais aussi des
Boliviens, selon l’inspection du travail. L’entreprise évoque de son côté le
chiffre de 3.500. Des Sud-Américains dans les champs ? Les
agriculteurs en ont pris l’habitude. « Ils sont toujours au travail et
contents de travailler », vante un producteur d’asperges des Landes,
qui a massivement recours à leurs services depuis trois ans.
L’ENTREPRISE FACTURE ENTRE 14 ET 15 EUROS
L’HEURE DE TRAVAIL AUX AGRICULTEURS. C’EST UN PEU PLUS CHER QU’EN EMPLOYANT DES
SALARIÉS FRANÇAIS, MAIS LES AGRICULTEURS N’ONT À SE SOUCIER DE RIEN
L’entreprise facture entre 14 et 15 euros l’heure de travail aux
agriculteurs. C’est un peu plus cher qu’en employant des salariés français,
mais les agriculteurs n’ont à se soucier de rien. « Au final ça
revient moins cher parce qu’ils sont plus vaillants », se félicite ce
producteur. Un problème ? Le salarié est remplacé dans la journée. « Les
Equatoriens ont la réputation d’être des gens bosseurs et de tenir la route. On
peut les faire travailler la journée entière », abonde une autre
productrice landaise, Cécile Cheri, qui dit pourtant refuser d’y avoir recours.
« On fait un produit du terroir sur une petite exploitation, ce n’est
pas pour faire venir des gens de l’autre bout du monde pour les
ramasser. » Mais la FNSEA des Landes défend sans ciller la pratique.
Après avoir ramassé des asperges dans les Landes en mars, les salariés de
Terra Fecundis iront récolter des fruits l’été dans la vallée du Rhône, puis
faire les vendanges en Bourgogne ou en Italie. Pour gérer tous ces
déplacements, l’entreprise a même mis en place sa propre compagnie de bus. Les
« Terra Bus » sillonnent les petites routes de ferme en ferme,
emmènent les Equatoriens au supermarché le week-end. Et entre deux transports
d’ouvriers, il leur arrive même d’assurer le transport scolaire de certains
établissements privés des Bouches-du-Rhône. « Les chauffeurs ne parlent
même pas français », lâche, désabusé, le conducteur d’une compagnie
concurrente.
« AVEC LES MAROCAINS [SOUS CONTRAT
FRANÇAIS], IL FALLAIT PRÉVOIR DES DATES DE RÉCOLTE. AVEC [LES SUD-AMÉRICAINS],
C’EST BEAUCOUP PLUS SIMPLE », EXPLIQUE RÉMY ROUX, REPRÉSENTANT LOCAL DE LA
FNSEA.
Sur les seuls départements de la Drôme, des Bouches-du-Rhône et du Gard,
l’inspection du travail estimait en 2014 que près de 300 agriculteurs avaient
fait appel aux services de ceux qu’on appelle ici les« Latinos ».
Le représentant local de la FNSEA, également encarté au FN, Rémy Roux, n’y voit
pas d’inconvénient : « Avec les Marocains [sous
contrat français], il fallait prévoir des dates de récolte. Avec eux c’est
beaucoup plus simple. »
Les agriculteurs avouent ne pas connaître le fonctionnement réel de Terra
Fecundis et surtout les conditions de travail des salariés, qui intriguent
depuis plusieurs années l’inspection du travail et la justice. « C’est
impossible d’avoir des infos, c’est un peu le régime de la terreur »,
lâche Nicolas Duntze, représentant de la Confédération paysanne dans le Gard.
Tous les ouvriers de Terra Fecundis sont sous contrat espagnol et présents en
France sous le statut de travailleur détaché. Ce statut permet de payer les
cotisations en Espagne, mais le droit du travail français est censé
s’appliquer. « Beaucoup ne restent qu’entre huit et dix mois en France,
avant d’être renvoyés en Espagne. Nous avons des contrats à durée indéterminée
mais sans heures garanties », explique Ricardo (les prénoms des salariés
ont été modifiés), qui ne témoigne qu’avec grand-peur, persuadé qu’il perdra
immédiatement son travail s’il est identifié.
La société a recours à des contrats « permanents
intermittents », confirme Celedonio Perea, PDG espagnol de Terra
Fecundis. Basé à Murcie, en Andalousie, il utilise ces contrats pour ne pas
avoir à payer les salariés quand il n’a pas de travail à leur fournir. M. Perea
affirme que tout cela est parfaitement légal. « On a eu des centaines
d’inspections et il n’y a jamais eu aucune sanction. »
LES SALARIÉS RENCONTRÉS PAR « LE
MONDE » ASSURENT NE PAS TOUCHER PLUS DE 7 EUROS NET PAR HEURE,
TRAVAILLER SOUVENT LE DIMANCHE, SANS JAMAIS AUCUNE MAJORATION.
Pour en convaincre la presse et l’inspection du travail, il a même
récemment recours aux services d’une pointure des relations publiques: l’ancienne
communicante de Xavier Bertrand au ministère du travail, Gwladys Huré. Mais
cette stratégie n’a pas réussi à lever les soupçons des autorités françaises.
« Les salariés n’ont apparemment pas de congés payés et le décompte de
la durée du travail ne permet pas de s’assurer que les heures supplémentaires
sont majorées », explique un inspecteur du travail, sous couvert
d’anonymat, regrettant que les contrôles soient rendus très difficile faute de
fiches de paye détaillées.
Les salariés rencontrés par Le Monde assurent ne pas toucher plus de
7 euros net par heure, travailler souvent le dimanche, sans jamais aucune
majoration. « S’il y a une urgence, on peut travailler douze, treize
heures par jour, le maximum que j’ai travaillé c’est même quatorze heures »,
témoigne Francesca, une autre salariée qui a quitté l’entreprise.
Des points fermement contestés par Celedonio Perea. « S’ils
travaillent le dimanche, c’est parce qu’il a plu dans la semaine et que le
client a décidé de reporter une journée de travail. Et nous entendons que les
heures supplémentaires soient respectées, jusqu’à présent on n’a pas eu de
réclamation des salariés », affirme-t-il. Pendant la présence en
France, ses cadres, baptisés « encalcados » (responsables), sont
chargés aussi bien du contact avec les agriculteurs que de la surveillance des
travailleurs. Ils donnent uniquement 150 euros toutes les deux semaines aux
salariés pour faire leurs courses.
En juillet 2014, une salariée espagnole a témoigné sur un site
d’information espagnol des conditions déplorables
d’hébergement dans une exploitation, « sans eau, ni électricité, ni
fenêtre, avec des matelas pisseux ». Mais pour partir avant la fin de
la campagne, Terra Fecundis lui réclamait, par contrat, 200 euros
« d’amende ». « Nous avons vu deux ou trois clients où les
logements n’étaient pas corrects, convient le PDG. Mais s’il y a un
employé qui ne finit pas son travail et veut partir, il paye son retour, c’est
logique. »
Officiellement, Terra Fecundis fournit une carte européenne
d’assurance-maladie à ses salariés. Mais Francesca comme Ricardo assurent que
dès qu’un salarié est blessé, il est rapatrié immédiatement en Espagne. Cela
aurait été le cas pour une travailleuse à moitié écrasée par une camionnette. « C’est
juste que notre mutuelle décide en cas d’accident du travail si le salarié est
opérable en France ou en Espagne », conteste M. Perea.
Si les salariés de Terra Fecundis galèrent pour quelques euros de l’heure,
les affaires de Celedonio Perea sont florissantes. En 2012, la société a
déclaré 41,5 millions d’euros de chiffre d’affaires, réalisé à plus de 60% en
France, et a engrangé 6,2 millions d’euros de bénéfice. Ces deux chiffres
avaient plus que doublé en trois ans.
A travers sa filiale d’investissement immobilier, Terra Fecundis promet
même désormais aux Equatoriens d’acheter une maison à crédit, qu’il faudra
ensuite rembourser avec leurs salaires. La société se vante également de donner
des bourses aux enfants et des cours de français, mais les salariés interrogés
par Le Monde n’ont pas vu la trace de ces avantages. « Si je
pouvais aller voir ailleurs, j’irais. Et tout le monde chez Terra Fecundis
ferait ça », assure au contraire Ricardo.
POUR ÉVITER TOUTE RÉBELLION, TERRA FECUNDIS
RECOMMANDERAIT AUX AGRICULTEURS DE SÉPARER LES GROUPES DE TRAVAILLEURS LOCAUX
ET ÉQUATORIENS POUR QU’ILS NE COMMUNIQUENT PAS.
Sur le plan économique, Terra Fecundis est en train de déstabiliser le
marché du travail agricole en concurrençant toujours plus les travailleurs sous
contrat français. Selon Jean-Yves Constantin, syndicaliste de la CFDT
spécialisé dans le secteur agricole, la société fournit désormais plus de
20 % de la main-d’œuvre des Bouches-du-Rhône. « Il y a même des
lycées qui sont en train de se demander s’il faut continuer à former des
CAP. » Pour éviter toute rébellion, la société recommande aux
agriculteurs de « séparer les groupes de travailleurs locaux et
équatoriens pour qu’ils ne communiquent pas », selon Francesca.
Cela n’a pas suffi à empêcher plusieurs affrontements cet été entre
travailleurs équatoriens et marocains. « On leur dit qu’il n’y a plus
de travail pour [ces derniers] », s’inquiète Ursula Warnbrodt,
une militante associative du droit des étrangers. Selon M. Perea, tous les
Equatoriens étaient déjà présents sur le territoire espagnol avant d’être
recrutés, mais les salariés interrogés, tout comme l’inspection du travail,
assurent qu’une partie d’entre eux arrivent directement depuis l’Equateur.
Saisie depuis plusieurs années, la justice française semble avancer au
ralenti sur ce dossier rendu très complexe du fait du recours au détachement
depuis l’Espagne, où l’inspection du travail du pays ne semble pas préoccupée
du problème. Après de longs débats juridiques entre parquets, une enquête
préliminaire pour « travail dissimulé en bande organisée » a
finalement été ouverte en septembre 2014 à la juridiction interrégionale
spécialisée de Marseille, qui centralise désormais les investigations.
L’enquête a été confiée à l’Office central de lutte contre le travail
illégal, qui tente de démontrer l’illégalité des prestations de Terra Fecundis.
De l’autre côté, l’information judiciaire pour homicide involontaire ouverte à
Tarascon sur le décès d’Iban Elio Granda Maldonado est au point mort, après
quatre changements de juge d’instruction en trois ans. « C’est un
scandale, en se mettant en spectatrice passive de la mort d’un salarié
agricole, la justice française couvre des employeurs, puisqu’il ne s’agit que d’un
“pauvre” ouvrier latino », dénonce Jean-Yves Constantin, qui s’est
porté partie civile.
Les abus des travailleurs immigrés ne sont certes pas nouveaux dans
l’embouchure du Rhône, qui a une longue histoire en la matière. Mais le
syndicaliste l’assure : jamais il n’a vu de système « d’une
perversité aussi redoutable » que celui de Terra Fecundis.
Jean-Baptiste Chastand, journaliste
en charge du social et de l'emploi.
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