FEMMES AMOUREUSES ET SUBVERSIVES D’ ISRAËL, Anne Soupa.
Témoignage chrétien, 16 Août 2015.
La
Bible regorge d’histoires d’amour, qui nous disent, chacune à leur façon,
comment l’amour bouleverse, renforce, trouble, inquiète. Jusqu’à oser dire que cet
amour est le propre de Dieu.
Quand la Bible parle d’amour, elle le fait à sa
façon. Elle est discrète, pudique et, surtout, elle a l’amour large. Présent bien au-delà de la chambre des époux,
l’amour se déploie dans le quotidien et ne peut éviter la rudesse des temps, ce
qui, pour nous modernes, ne le rend pas toujours facile à déceler. Ainsi,
l’impératif le plus catégorique d’une femme n’est pas de trouver l’âme-sœur,
mais de donner des enfants à son mari, à sa tribu, à son peuple, de trouver des
protecteurs, en particulier si elle est veuve ou étrangère, de sauver sa peau
si elle se trouve au centre d’un conflit armé. C’est dans ce contexte que, bien
souvent, l’amour se fait subversif.
La stérilité, qui humilie et pousse à la
répudiation de la femme, est le fléau majeur rencontré par les couples. La
solution ? Dans les familles aisées, la maîtresse a recours aux servantes.
Sarah, la femme stérile d’Abraham, a dû inviter son mari à aller vers sa
servante Agar afin qu’elle lui donne des fils.
Mais si cette pratique des «mères porteuses »
était admise en Israël, la Bible en souligne aussi les limites: une fois
enceinte, Agar oublie qu’elle a une maîtresse. Sarah, furieuse, se plaint à
Abraham qui la soutient, et elle maltraite Agar tant et si bien que celle-ci
s’enfuit au désert et que Dieu lui-même devra lui porter secours. Sarah exerce
de manière subversive une sorte de «droit à l’enfant», ce que d’ailleurs la loi
lui accordait; les enfants nés d’une servante étaient de plein droit ceux de
l’épouse.
Travailler
pour se marier
Pourtant la Bible connaît aussi le sentiment amoureux et sait très bien
en rendre compte. Les premiers touchés sont Rachel et Jacob, le petit-fils de
Sarah. Au puits où il rencontre Rachel, Jacob en tombe amoureux fou. Il lui
«donne un baiser puis éclate en sanglots » (Gn 29,11). Sanglot qui trahit
l’émotion de l’amour, mais en annonce aussi l’avenir douloureux. En effet, rien
ne sera simple pour ces deux-là…
Regardons plutôt : pour la main de Rachel, Jacob
s’offre à travailler sept années au service de Laban, son futur beau-père.
Mais, au soir des noces, celui-ci met sa fille aînée dans le lit de son nouveau
gendre. Il lui faudra une rude négociation avec son Laban et la promesse de
sept autres années de travail pour pouvoir s’unir à celle qu’il aimait. Mais le
lit conjugal reste partagé entre les deux sœurs… S’installe alors entre elles
une sourde rivalité, rythmée par les cycles mensuels des deux femmes: enceinte,
pas enceinte ? Cruel aiguillon sans cesse planté dans le cœur de Rachel, qui
s’épuise en tentatives infructueuses, tandis que Léa est féconde… Enfin, après
que Léa et les servantes ont donné dix fils à Jacob, Rachel accède enfin au
statut de mère. Mais elle mourra en donnant naissance à son second fils,
Benjamin. Rachel aura vraiment vécu sous un ciel plombé de nuages : son père,
sa sœur, la stérilité, l’épuisement de son corps, tout se sera ligué contre
elle… Cette figure souffrante est saisissante tant elle parvient à traduire le
renoncement, la promesse impossible à tenir, l’incomplétude humaine,
l’inévitable exil. Elle dit cette expérience humaine que l’on fait lorsqu’on
s’approche des marges de l’humanité: l’amour ne peut tout. La subversion par l’amour
ne serait pas, si elle ne craignait l’éventualité de l’échec.
Une
«prostituée» rusée
Dès la génération suivante, des descendants
d’Abraham surgit un autre type de subversion, elle aussi aimantée par la
question de la descendance. On la doit à l’un des fils de Léa, Juda, héros bien
malgré lui d’une ruse qui sera «féconde». Juda perd son fils aîné. Conformément
à la loi, la jeune veuve, Tamar, peut épouser le frère du défunt, afin d’être
protégée du dénuement. Mais celui-ci meurt à son tour. Juda, inquiet, refuse à
Tamar, malgré la loi, son troisième et dernier fils, de peur que lui aussi ne
meure.
Un beau jour, Juda, devenu veuf à son tour, croise
sur son chemin une femme voilée, signe distinctif des prostituées, et il
sollicite ses faveurs. «Que me donneras-tu ?», dit la femme. Judas donne son
sceau, son cordon et sa canne. Quelques mois après, Juda, ayant appris que sa
belle-fille était enceinte, demande… qu’elle soit brûlée vive! Tamar -car
c’était elle qui s’était déguisée en prostituée- fait savoir que le père de
l’enfant est celui à qui appartiennent le sceau, le cordon et la canne qu’elle
présente alors. Juda est démasqué. «Elle
est plus juste que moi», reconnaît-il humblement. Les jumeaux
nés de cette union seront comptés comme fils de Juda. Tamar restera toujours
leur mère.
Par le détour de la prostitution, subversion s’il
en est, mais avec la loi de son pays comme appui, cette femme démunie a exercé
son droit à la conjugalité. Passant par le déshonneur, Tamar a sauvé son
honneur. Voici un bel exemple de relativisation des interdits sociaux lorsqu’un
intérêt supérieur est en jeu.
C’est encore l’histoire d’une périlleuse relation
entre une mère et son enfant qu’illustre le récit de l’enfance de Moïse. Devant la condamnation à mort de
tous les enfants mâles des Hébreux, une femme, ayant accouché d’un fort bel
enfant, le cache puis met au point un subterfuge pour qu’il vive. Elle
l’abandonne sur une nacelle qu’elle laisse dériver sur le Nil jusqu’à ce que la
fille de Pharaon aperçoive l’enfant et, bien sûr, veuille le sauver. La sœur de
Moïse, qui -comme par hasard- traînait dans les parages, propose une nourrice
qui sera… la vraie mère de l’enfant. Tendre et riche histoire, qui montre
qu’une mère peut aimer au point de renoncer à son statut de mère. Celle qui a
enfanté à présent accepte de n’être que la servante… Il y faut pas mal
d’abnégation. Subversion douce, dépossession aimante.
Il faudrait encore parler de Rahab, la prostituée de Jéricho, qui abrite les envoyés des Hébreux
et en eut la vie sauve; de Bethsabée
qui conquiert le cœur de David et pour laquelle celui-ci commet un crime
odieux; de Ruth l’étrangère démunie
qui, par amour de sa belle-mère, accepte de rester en Israël alors qu’elle
vient d’un pays honni. Tamar, Rahab, Ruth et Bethsabée sont les seules femmes à
figurer dans la liste des ancêtres de Jésus (Mt 1,1-17). Signe
évident que la bienséance, la pureté du sang, la conformité à la Loi ne
suffisent pas à donner la vie.
Subversion
de l’amour
Il y a davantage encore en matière de subversion
par l’amour. Il suffit pour s’en rendre compte de lire le récit de feu des deux
amants du Cantique des cantiques.
L’érotisme qui s’y exprime est libéré de tout tabou: baisers de la bouche,
caresses meilleures que le vin, lèvres au ruban écarlate, seins comme des
faons, ventre qui s’émeut, abdomen comme un monceau de blé… Les corps chantent et, hors ce
«Cantique des corps», rien, ni parents, ni chômage, ni soucis d’argent, ne
vient entraver le libre jeu de l’amour: les amoureux sont seuls au monde.
Sommes-nous ici à l’acmé de la subversion par l’amour ? Oui, à condition
d’observer, comme l’a fait magistralement Nicole Jeammet(1), que cet
amour va passer au feu de la forge. D’un amour passion, en miroir, idéalisé, il
va devenir au fil des chants un amour fait de l’acceptation heureuse de l’autre
et de sa nécessaire distance. Une fois ceci observé, il reste enfin à se
demander si la subversion la plus inouïe n’est pas encore à découvrir.
Si ce livre aussi osé a été accepté dans le Canon
des Écritures juives et chrétiennes -après bien des débats- c’est parce qu’on a
vu dans l’amour du couple la métaphore de l’amour de Dieu et du croyant, ou de
l’Église. Dieu aime comme un homme
aime une femme, ou comme une femme aime
un homme. Si l’amour humain devient capable de signifier l’amour de Dieu,
n’avons-nous pas atteint l’absolu de la subversion par l’amour ? Plus encore,
si l’amour est placé en Dieu même, est-il encore subversif ? Ce qui est devenu
le langage même de Dieu n’est-il pas devenu, en quelque sorte, le bien commun?
(1) Nicole Jeammet, Amour,
sexualité, tendresse : la réconciliation ?, Éd. Odile Jacob, 2005, 256 p.
23,90 €.
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