L’ UTOPIE INDIGÈNE DU “ SUMAK KAWSAY ”,
LE BIEN VIVRE
Quito, avril 2011. PR.
Traduction de Julien, été 2012.
INDEX
Introduction
1. Crise et espoir
-
Crise
généralisée
-
Les
causes au sein du système capitaliste
-
L’espoir
qui vient du sud
2. Tensions et menaces
-
Conflits
en Équateur
-
Les Etats-Unis
ne sont pas satisfaits
-
Les
ONG alliées des pays du Nord
3. Les propositions indigènes
-
L’échec
du développement capitaliste
-
Les lacunes
du christianisme
-
Les
alternatives du Bien Vivre
-
Défis
pour les chrétiens
Conclusion
INTRODUCTION
Face à l’échec social et
environnemental du projet capitaliste, le monde entier porte son regard vers
les indigènes, en raison de son sens de la Communauté et de sa communion avec
la Nature. Ces derniers approfondissent leur cosmovision du « Sumak kawsay »,
le Bien Vivre, et ils nous proposent différents chemins pour reconstruire la
Communauté et protéger la Nature, comme base pour vivre plus humainement.
A. CRISE ET ESPOIR
Crise et espoir : telles sont
les deux mots qui, vues depuis l’Équateur et l’Amérique Latine, pourraient
caractériser la situation de notre pays, du continent et du monde dans son
ensemble.
- La crise est globale,
c’est-à-dire généralisée
Cette crise mondiale touche tous les espaces de la
vie, et partout, on cherche des alternatives afin d’en sortir.
a)
C’est une crise financière, dont on ne parvient pas à sortir, et il semble que
nous n’en sortirons pas si nous ne sortons pas du système capitaliste qui l’a
engendrée. Le paiement de la dette extérieure continue à étouffer de nombreux
pays. Le dollar a perdu sa valeur de monnaie sûre pour le commerce
international.
b)
C’est une crise énergétique, car l’on sait que les réserves de pétrole seront
épuisées dans une vingtaine d’années ; de plus, c’est une ressource trop
polluante. On cherche à passer aux mal-nommés « biocombustibles »,
qui ne semblent pas non plus représenter la solution à ce problème.
c)
C’est une crise alimentaire, parce que la faim croît dans les continents de
l’hémisphère sud (un milliard de personnes souffrent de la faim et de la soif
dans le monde), en raison de l’accroissement des prix des denrées alimentaires.
-
De
nombreux gouvernements, obligés par le FMI (Fond Monétaire International),
produisaient seulement pour exporter, comme c’est le cas en Afrique.
-
De
plus en plus de terres auparavant destinées à la production alimentaire sont
désormais utilisées pour produire des combustibles moins polluants, comme par
exemple au Brésil.
-
De
grandes entreprises multinationales, comme par exemple l’américaine Monsanto,
contrôlent la production et le commerce des céréales dans le monde entier…
-
Même
la FAO (Organisation des Nations-Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture)
soutiennent les aliments transgéniques qui détruisent la petite agriculture et
ne respectent pas l’environnement.
d)
C’est une crise écologique, en raison de la contamination et de la destruction
effrénée de la nature et de l’environnement, dont nous voyons chaque jour des
illustrations : inondations dévastatrices, sécheresses prolongées,
tempêtes de neige jamais vues auparavant, tremblements de terre, disparition
des glaciers polaires, destruction irréversible de nombreuses espèces animales
et végétales, maladies incontrôlées comme le cancer et le sida, grippes
mortelles…
e)
C’est une crise religieuse particulièrement visible en Europe où la religion
catholique est en voie de disparition. Crise qui se manifeste également en
Amérique Latine au sein des jeunes générations. Crise de toutes les grandes
religions parce qu’elles sont issues de cultures agricoles qui sont peu à peu
remplacées par la culture dite « post-moderne » (après la modernité)
issue des dernières technologies de la communication, comme internet.
Cette crise est le signal de la fin d’une époque,
de la fin de certaines cultures, de la fin de certaines religions, de la fin d’une
certaine façon de vivre ; le signal aussi que l’on ne reviendra pas en
arrière. Mais en même temps, cette crise est comme un accouchement : une
nouvelle époque est en train de naître, de nouvelles cultures émergent, de
nouvelles façons de croire et de vivre. Le défi est de trouver, dans nos pays
et parmi nous, les chemins menant à ces nouvelles façons de croire, de vivre et
d’organiser la vie en société.
2. La cause majeure de ces maux, c’est le système capitaliste
-
Le
modèle capitaliste est basé sur la production sans fin, sur la consommation
croissante et sur les gains illimités. Il a besoin de l’exploitation
incontrôlée des ressources naturelles. Il est incompatible avec la préservation
de la vie sur notre planète. Si nous continuons dans ce sens, nous allons vers
l’autodestruction de la vie, et ça, nous le savons déjà, car nous consommons
beaucoup plus que la Terre peut reproduire.
-
Durant
les 20 dernières années, les grands organismes internationaux,
qu’ils s’appellent FMI (Fond Monétaire International), BM (Banque Mondiale),
BID (Banque Internationale de Développement), OMC (Organisation Mondiale du
Commerce), ONU (Organisation des Nations-Unies)… ont obligé les pays pauvres à
s’industrialiser en suivant les normes qui bénéficient aux pays du Nord :
privatisations, qui signifient dépossession, suppression des droits de douanes
afin d’envahir leur marchés avec des produits subventionnés, signatures de
traités de libre commerce qui détruisent les industries nationales, diminution
du financement des services sociaux comme l’éducation, la santé, le logement,
la sécurité sociale, élimination des droits de l’homme, des droits du travail,
des droits sociaux, obligation pour les États de protéger les entreprises
privées multinationales et d’adapter leurs constitutions à la nouvelle
situation. Les peuples et les pays qui résistent sont poursuivis et envahis,
comme par exemple la Palestine, l’Irak, l’Afghanistan, le Honduras, le Paraguay…
-
Les
pays industrialisés ne sont pas disposés à changer : l’échec des réunions
mondiales sur le réchauffement global l’a démontré très clairement. Ces
derniers, qui représentent seulement 20% de la population mondiale, consomment
80% des biens produits sur la planète. La solution qu’ils ont apportée face á la
crise financière a été de refinancer les banques afin que le mal soit le même
et se propage. Qui a financé cette initiative ? Les gouvernements, c’est-à-dire
les citoyens, et les pays du Tiers-Monde qui payons les déficits des pays du
Nord avec notre dette extérieure et les prix dérisoires pour nos matières
premières.
- Espoir dans les pays du
Sud
Face au malheur des pays industrialisés du Nord,
les pays du Sud lèvent la tête et proposent des alternatives de société, de foi
et de manière de vivre. Il faut sortir du capitalisme et de sa version
modernisée, le néo-libéralisme.
a)
La
vague de gouvernements progressistes en Amérique Latine. La solution ne fut pas seulement de
résister, mais de prendre la décision de proposer et de mettre en marche une
autre organisation sociale, aussi bien au niveau économico-politique que
socio-culturel. Cette décision ne vient pas seulement de petits groupes isolés
mais de peuples -indigènes en particulier- et de pays dans leur ensemble. La
majeure partie des nations sud-américaines a suivi cette voie, à part le
Mexique, la Colombie, le Pérou, le Chili, le Costa Rica… Le Venezuela est en
tête ; en Bolivie et en Équateur, ces changements se sont reflétés dans
leurs Constitutions, en se déclarant pays plurinationaux et en reconnaissant,
pour l’Équateur, les droits de l’environnement (en Amazonie, le parc national
Yasuní, une des régions planétaires les plus riches en diversité biologique, a
été déclaré impropre à l’exploitation minière).
b)
La
création d’organismes sud-américains, comme par exemple : l’ALBA (Alliance
Bolivienne pour les Amériques), la BANSUR (Banque du Sud), l’UNASUR (Union des
Nations Sud-Américaines), TVSUR (Canal de Télévision propre à plusieurs pays,
et basé au Venezuela)… Il semble que les Etats-Unis ont perdu une bonne partie
de leur hégémonie politique et économique, mais il leur reste l’hégémonie
militaire. Et ils disposent de puissants alliés et de traités de libre commerce
(déjà en place ou en voie de réalisation) avec les gouvernements de Colombie,
du Pérou, du Chili, …
c)
Alternatives
religio-ecclésiales. La solidarité des Églises avec les processus en marche est encore très
limitée. Les hiérarchies catholiques s’opposent, bien qu’elles ne le fassent
pas si ouvertement, aux changements en cours ; une partie des évêques
brésiliens est plus ouverte à ces nouveautés. Les Églises évangélistes n’ont
pas non plus fait preuve d’un grand enthousiasme. Ce sont davantage les groupes
liés à la théologie de la libération et à l’Église des Pauvres qui appuient
résolument les changements actuels.
-
Le
document final des évêques latino-américains réunis à Aparecida, au Brésil, en
2007, reconnaît, même s’il le fait de façon très ambiguë et en donnant
majoritairement son appui à une ligne conservatrice, la validité des Communautés Ecclésiales de Base et de l’Option pour la
cause des pauvres. Certaines paroles du Pape sur la première évangélisation
ne furent pas très opportunes et furent fortement répudiées par les Peuples
indigènes du continent.
-
Les CEBs (Communautés Ecclésiales de Base) continuent à
représenter une force rénovatrice pour les Églises et la société. La décision
du CELAM (Comité Épiscopal Latino-Américain) lié à une Grande Mission afin de
« rénover les paroisses » et de « relancer les CEBs au niveau continental »
est une proposition positive. Cependant, comment va réagir un clergé
majoritairement très conservateur ?
-
L’Église des Pauvres poursuit son chemin grâce aux chrétiens
de la base, ouverts aux dimensions œcuméniques et aux religions indigènes et
noires. La théologie de la Libération, depuis 10 ans, s’est résolument orientée
en faveur du Pluralisme religieux : la collection « Temps
axial » de l’ASETT (Association œcuménique de Théologiens(nes) du
Tiers-Monde) le démontre, à travers la publication aux Éditions Abya Yala de
Quito de 15 livres consacrés à cette thématique (à des prix modérés).
-
Le CLAI (Conseil Latino-Américain de l’Église) soutient
certaines positions ouvertes à une nouvelle façon de concevoir la mission et
les relations de ses Églises avec les changements socio-politiques du continent
(Prochaine Conférence d’Edimbourg, en Écosse, pour le 200ème
anniversaire de Jean Calvin).
-
La Cosmovision Indigène est peut-être la
plus vigoureuse pour le moment, comme nous allons le voir ci-après.
B. TENSIONS ET MENACES
1. En Équateur, les tensions et les conflits augmentent
-
Le
gouvernement de Rafael Correa a apporté d’importants changements et des espaces
ouverts à une nouvelle orientation de la vie politique et sociale du pays, en
particulier en ce qui concerne la défense de la souveraineté nationale (Manta,
Angostura), et l’intégration latino-américaine. La rédaction de la nouvelle
Charte Constitutionnelle en est la plus grande réussite, grâce aux apports des
groupes sociaux et indigènes. Mais il n’est pas aussi progressiste que ce qu’il
prétend, car le cadre économique est toujours le néolibéralisme. Ses paroles
peuvent plaire, mais « des paroles aux actes, le chemin est long ».
-
La droite économique traditionnelle n’a perdu ni de son pouvoir ni de son
influence. Les médias orchestrent l’opposition au gouvernement ; le maire
de Guayaquil, Jaime Nebot, en est le représentant le plus visible. Plusieurs
personnages veulent diriger l’opposition frontale au gouvernement, sans grande
réussite jusqu’à maintenant.
-
Les grandes lignes économiques suivent le schéma néolibéral, comme par
exemple les projets d’extraction (pétrole, mines à grande échelle, route transamazonienne
Manta-Manáos), le paiement de la dette extérieure, la continuité des privilèges
des banques et des entreprises privées, la corruption…
-
Les grands absents des décisions nationales
sont les mouvements sociaux et indigènes, qui sont simplement marginalisés et
persécutés. La révolution citoyenne n’avance pas car elle n’est pas relancée
par les secteurs organisés qui, oui, veulent la révolution.
-
Le leadership indigène est en opposition avec le gouvernement,
et exige la mise en œuvre d’un État plurinational tel qu’il est inscrit dans la
Constitution : il mettrait en place un gouvernement indigène dans les
territoires qui sont peuplés majoritairement par les Indigènes (comme, par
exemple, l’Amazonie dans son ensemble). Ils entendent faire respecter leur
espace et leurs droits dans les institutions d’État et ils revendiquent la
rédaction de lois qui incluent leurs exigences.
2. Les Etats-Unis ne sont pas satisfait de l’Amérique Latine
Malheureusement, les Etats-Unis ont
toujours considéré l’Amérique Latine comme leur « arrière-cour », où
ils peuvent faire ce que bon leur semble. Sur ce point, les positions du
président Obama n’ont pas changé. Leurs interventions armées désastreuses en
Irak, en Afghanistan, Lybie, Syrie offrent un répit à l’Amérique Latine, mais
jusqu'à quand ? Plusieurs signaux de leur volonté de reprendre les choses
en main démontrent que les Etats-Unis restent très actifs.
-
Le
gouvernement nord-américain est en désaccord avec les changements qui
affectent l’Amérique Latine en ce moment et ils ne restent pas les bras croisés
-
Les
coups d’état au Honduras et au Paraguay sont les signaux de leur
volonté de domination continentale.
-
Il y
a également les bases militaires que leur ont conférées les gouvernements de
Colombie et du Panama.
-
La
réactivation de sa Flotte Navale du Sud afin de contrôler le centre et le sud du
continent, avec leurs 20 bases navales dans toute l’Amérique Latine, en est une
autre illustration.
-
Les
accusations répétées particulièrement à l’encontre du Venezuela, mais également
de l’Équateur, et qui les qualifient de pays collaborateurs avec la guérilla
des FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie), avec le trafic de
drogues et le blanchiment d’argent sale.
3. Les ONG alliées des pays du Nord
Dans les pays latino-américains, circulent
également des millions de dollars destinés à contrecarrer les orientations
actuelles de la majorité des pays latino-américains. Les ONG (Organisations Non
Gouvernementales) en sont les principaux bénéficiaires : elles réalisent
un travail de conscientisation pro-Etats-Unis et pro-Européen en apportant leur
soutien à différents groupes d’opposition aux gouvernements progressistes.
Soyons clair : l’aigle du nord tient à l’œil sa proie
préférée, c’est-à-dire, nous, la latino-américains.
C. LES PROPOSITIONS INDIGÈNES DU “SUMAK KAWSAY”,
LE BIEN VIVRE
C’est en Bolivie
où l’utopie indigène du « sumak kawsay », le Bien Vivre, se manifeste
le plus clairement. Ce n’est pas un bien-être meilleur tel que l’entend le
développement du Nord, et cela ne signifie pas non plus « apporter la
bonne vie ». Le Chancelier bolivien David Choquehuanca dit :
« Vivre bien signifie se compléter et non pas être en compétition,
partager et ne pas profiter de notre voisin, vivre en harmonie avec les
personnes et la nature… Dans le Vivre Bien, le plus important n’est pas la
personne individuelle. Le plus important, c’est la communauté ». Nous
sommes loin du modèle occidental basé sur « le développement », et même
du modèle socialiste, qui est principalement individualiste et matérialiste. Un
indigène panaméen disait : « Ce développement m’appauvrit ».
- L’échec du développement et du progrès capitalistes
Il n’est pas
nécessaire de donner beaucoup d’explications pour comprendre cet échec
retentissant.
-
Il
suffit d’observer la façon dont augmente la misère sur la planète,
« aussi bien quantitativement que qualitativement » : les
pauvres sont de plus en plus pauvre et chaque fois plus nombreux, malgré les
incessants plans proposés par les organismes internationaux visant à lutter
contre la misère.
-
Les plans
de développement se sont principalement limités à promouvoir un
bien-être individualiste et une croissance matérielle. Et l’on ne sort pas de
ce schéma en ajoutant de nouveaux qualificatifs : développement
« humaniste, vert, durable, harmonieux, … ». C’est le même remède,
avec des colorants différents : ce n’est rien de plus qu’un colonialisme
déguisé.
-
Le socialisme
latino-américain du 21ème siècle ne suit pas le chemin
visant à conserver les options occidentales de la révolution française :
« dignité et non liberté, communauté et non fraternité, équité et non égalité ».
Ce sont des options qui s’appliquent exclusivement à l’individu pour défendre
les « droits (individualistes) du citoyen mâle ». Le socialisme
européen doit s’inculturer dans les cultures latino-américaine et renaître en
se basant sur la cosmovision sumak kawsay…
Nous connaissons les résultats de ce développement
et de ce progrès capitalistes : le pillage des ressources naturelles, le
commerce international injuste, une plus grande dépendance vis-à-vis des pays
industrialisés (désormais plus importante grâce à la technologie), la
destruction de l’environnement, le réchauffement global et tous ses effets
pervers et incontrôlables, la diabolisation des résistances et des cultures
autochtones, la domination d’une religion hégémonique… La logique du capital
réside dans la destruction de la vie. Il est temps que nous sortions de cette
voie sans issue, qui nous emmène droit vers le suicide collectif.
- Les lacunes du christianisme, en particulier à cause du mythe biblique
de la création
-
L’être
humain, du fait qu’il
soit considéré comme « le maître et seigneur » de la nature (Puebla 322),
entraîne l’individualisme et permet un usage maximal et abusif des ressources
naturelles, avec les conséquences catastrophiques et suicidaires que cela
engendre.
-
Dieu identifié à l’homme (et de genre masculin
avec le Fils et le Saint-Esprit) : « Si Dieu est homme, les hommes se
prennent pour des dieux » ; cela justifie l’organisation ecclésiale
pyramidale et la violence fasciste, et cela entraîne la perte de la dimension
communautaire naturelle de la création.
-
Les
exemples de la femme née de la côte d’un homme et complice du diable,
confirment son infériorité naturelle, sont à l’origine du machisme dominateur
et dénaturent la sexualité, situations qui ne sont toujours pas résolues au
sein de l’Église catholique.
-
On
insiste davantage sur la lutte contre le péché (spirituel
et sexuel) que sur la lutte contre la misère (bien réelle et mortelle), en faisant
preuve d’une grande aversion contre le fait « d’entrer en
politique », malgré le fait que les évêques de Medellin aient dit le
contraire : le plus grand problème de l’Amérique Latine est « la
misère », et les solutions sont « structurelles » parce que les
causes qui sont les siennes sont des structures et des « systèmes de péché »
(économique et politique).
L’évangélisation en Amérique Latine, à de rares
exceptions, a malheureusement apporté ce type de christianisme déformé. On peut
comprendre alors certaines des dernières réflexions faites par Monseigneur
Leonidas Proaño avant de mourir (1988) : « J’ai une pensée, il me
vient une pensée : l’Église est l’unique responsable de la situation
d’oppression des peuples indigènes… Quelle douleur ! Et moi, je porte ce
poids séculaire. Quelle douleur ! Quelle douleur ! ».
- Alternatives de société à partir du Sumak kawsay, le Bien Vivre
Les peuples indigènes de la planète sont passés de
la résistance à la proposition, décidés à reconquérir leur espace, à partir de
leurs racines millénaires et de leurs expériences originelles, en harmonie avec
les autres peuples et avec la nature. Le plus grand défi actuel se présente en
Amérique Latine : comment intégrer et renforcer ces nouvelles propositions
de vie en communauté et en sociétés plurinationales ?
Voici une série de propositions issues de la
cosmovision indigène : « Nous offrons au monde la Culture de la Vie,
c’est-à-dire le chemin de la vie en plénitude », proclament avec orgueil
les Peuples Indigènes.
a)
Le
travail est destiné au bien-être de tous
-
Le
« développement occidental », celui des gouvernements, des ONG
(Organisations Non Gouvernementales) et même celui des Églises est lié au
« vivre mieux », c’est-à-dire croître matériellement et
individuellement sur et aux dépends des autres et de la nature.
-
Travailler,
c’est apprendre à grandir et à grandir ensemble. Le travail, c’est comme
respirer ou marcher. On travaille depuis sa naissance jusqu’à sa mort, en
fonction des possibilités de chacun.
-
Le
travail n’est pas l’exploitation : il est destiné au bien de la
communauté. Comment vivre sans travailler ou apprécier le travail libre ? Le «
vivre mieux » amène à exploiter et à ne pas travailler…
b)
L’identité
est plus importante que la dignité
-
Le
« vivre mieux » dit qu’il respecte la dignité, que le travail esclave
dans les exploitations agricoles est digne, que celui qui vend des bonbons, qui
cire des chaussures ou qui charge des marchandises dans les marchés est
heureux… Il n’y a pas de dignité là où il
n’y a pas d’identité, ni là où l’on a perdu la mémoire et l’héritage du
passé : « un peuple sans mémoire est comme un arbre sans
racines ».
-
Au
contraire, le « vivre bien » est lié en premier lieu à l’identité,
aux aïeuls et aux anciens. La dignité sans identité est comme une plante sans
racines ni semence initiale. « C’est un déguisement occidental qui oublie
et exclue ce qui nous habite ».
-
L’identité
est le fondement de la dignité. Il
est plus important que nous conservions notre identité plutôt que « l’on
nous considère dignes » comme le conçoivent les Occidentaux. La véritable
dignité provient du chemin hérité du passé conservé au sein de la communauté.
c)
Une
vie harmonieuse apporte la justice sociale
-
Le
« vivre mieux » affirme qu’il créé de la justice sociale ; mais
en fait, c’est seulement pour une minorité. Le « vivre mieux » de
quelques-uns génère l’injustice pour l’immense majorité. De plus, cette justice
sociale n’inclut pas le respect de la nature.
-
Avec
le Bien Vivre, on ne recherche pas la justice sociale en premier lieu, mais une
vie harmonieuse. On recherche à
atteindre plusieurs équilibres : dans la communauté, entre les personnes,
entre l’homme et la femme, et entre les personnes et la nature.
-
Le
vivre bien va au delà de l’objectif occidental de sa « justice
sociale » : il élimine l’exclusion et la discrimination.
d)
Le
consensus surpasse la démocratie
-
Dans
la démocratie occidentale, la majorité a toujours raison et elle décide. Qu’est-ce
qu’une démocratie qui exclue les
minorités ? Il n’y a pas de démocratie là où il n’y a pas
d’information, d’éducation, de collaboration… Il y a soumission des minorités
par les majorités. Pour quel motif les décisions que prennent les majorités au
dépends des minorités seraient-elles vraies et justes ? Le vote est une
tromperie. Ce type de démocratie n’est pas le « gouvernement du
peuple », car les minorités sont toujours exclues et soumises.
-
Avec
le Bien Vivre, on recherche la « souveraineté collective »,
c’est-à-dire l’accord de tous et de chacune et chacun. La façon de parvenir à
cette souveraineté est la recherche du consensus, de l’accord de tous, en incluant les apports et les oppositions de
chacun. On résout les conflits et on prend des décisions en suivant le
consensus commun, avec l’accord de toutes et de tous, en prenant le temps qui
est nécessaire pour y parvenir.
-
Dans
le Bien Vivre, l’on considère chacune et chacun comme des personnes
importantes, précieuses de par leurs interventions : on lui donne
l’opportunité d’être entendu, de s’opposer, d’apporter sa contribution, de
convaincre les autres. Le consensus est le respect de toutes et de tous ;
c’est le résultat de la richesse de chacun : le consensus est la véritable
démocratie, « le gouvernement de toutes et de tous », le vrai
« pouvoir populaire ».
e)
La
complémentarité vaut mieux que la liberté
-
Dans
la réalité, le « vivre mieux » justifie la liberté de vol, de
pillage, de corruption ; il justifie la possibilité de posséder des
milliers et des milliers d’hectares de terre aux dépends du plus grand nombre,
d’accumuler des biens et de l’argent sans limite ni morale, de détruire sans contrôles
les ressources humaines et naturelles, de dominer et d’asservir des peuples et
des continents, de jouir illégalement des ressources d’État… De quelle liberté
s’agit-il ?
-
Dans
le Bien Vivre, on met l’accent en priorité sur la complémentarité : parce
que nous tous frères et sœurs, nous devons apporter à tous. Nous sommes dépendants
et complémentaires les uns des autres : l’homme de la femme, les petits
des grands, les jeunes des anciens… Dans le Bien Vivre, les devoirs viennent avant les droits.
-
Le
respect de la nature nous enseigne quelles sont les lois de la coexistence
humaine. On ne peut être libre en faisant ce que l’on veut, libre de détruire les personnes et
l’environnement. Tous, les plantes comme les animaux et les personnes, sommes
les filles et les fils de la même Terre-mère : nous devons tous la
respecter et nous compléter ; nous avons des droits parce que nous avons
des devoirs.
f)
L’harmonie
avec la nature est la source de la santé
-
Pendant
500 ans, la domination de quelques-uns sur les majorités, l’accumulation effrénée,
le mépris pour la vie et pour les personnes, l’individualisme égoïste,
l’hégémonie d’une seule religion se sont imposés. La conséquence est la
destruction de « la santé » : la santé personnelle (corporelle,
mentale et spirituelle), la santé sociale, la santé de la nature. La santé
sociale est aussi importante que la santé personnelle ; de plus, sans la
santé de la nature, il n’y a pas de santé personnelle ni sociale.
-
La
terre est notre maison commune et notre unique foyer : toute la création
est une seule unité ; la vie est une seule réalité. Il n’y a rien de
séparé : personne ne peut vivre seul. Nous faisons partie de la nature et
du cosmos. Le Bien Vivre se base sur la « culture de la vie » et le
soin de l’harmonie : harmonie personnelle, communautaire, et avec la nature.
-
La
nature est la source de toute notre alimentation et de notre santé. La nature
est la grande pharmacie à disposition de tous, alors que certains se
l’accaparent aux dépends des autres.
-
La
nature nous enseigne comment prendre soin de notre santé : elle se
régénère si nous la respectons ; en elle, la vie triomphe toujours de la
mort, ou plutôt, la vie naît de la mort : tout se régénère grâce à
l’apport de tout et de tous. Les limites commencent quand nous détruisons
indistinctement la nature. La nature nous donne des lois, c’est-à-dire des
orientations et des limites pour le Bien Vivre.
g)
L’éducation
est la mère de la sagesse
-
L’éducation
a un triple objectif : communication, communion et responsabilité à
l’intérieur de la communauté. Elle est communication entre parents et enfants,
communion entre jeunes et anciens, responsabilité entre hommes et femmes,
échanges entre élèves et maîtres, parce que toutes et tous possédons un savoir
particulier.
-
La
Culture de la Vie est « horizontale » : toutes et tous nous
enseignons mutuellement. C’est la culture de la patience, du respect, de
l’écoute, du dialogue, de la soif d’apprendre et de la volonté d’apporter.
L’éducation aide non seulement à accumuler des connaissances, mais d’abord à
apprendre à vivre et à coexister, à apprendre à protéger et à promouvoir la
vie, toutes formes de vie.
-
L’éducation
est le fruit de l’apprentissage et de la réalisation personnels : c’est
l’éducation à la responsabilité et à la participation. C’est surtout
l’apprentissage de la vie en communauté : ensemble, nous créons une
énergie communautaire dont toutes et tous bénéficieront. La communauté est la
meilleure école personnelle et sociale.
La constitution des États nationaux est une
rupture avec notre système social : Abya Yala est une et unique, intégrant
différents Peuples, mais sans frontières. « Nous avons décidé de retourner
sur notre chemin et de commencer par la pluri-nationalité ». Serons-nous
suffisamment lucides, solidaires et courageux afin d’assumer cette proposition,
les Indigènes, les Métisses, les Noirs et les Créoles Blancs ?
- Le grand défi pour les chrétiens
a)
Le théologien espagnol Juan José Tamayo résume la construction de cette nouvelle
société pluriculturelle en 8 étapes:
̵
Passer
de l’individualisme à la communauté
̵
De la
civilisation de la richesse à la culture de l’austérité et du partage
̵
De la
proclamation des droits de l’homme à la défense des droits des pauvres
̵
De
l’histoire comme progrès à l’histoire en tant que captivité mais également
libération
̵
De la
raison calculatrice à la raison compatissante
̵
Du
« hors de l’Église, point de salut » au « hors des pauvres, il
n’y a pas de salvation ».
̵
De la
spiritualité désincarnée à la spiritualité libératrice
̵
Des
Églises culturellement centralistes à un pluralisme religieux ouvert à toutes
les religions…
b)
Nous
ne sommes pas si loin du message chrétien original, éloigné des dogmes et des rites
intouchables.
̵
« Je
te loue, Père, parce que tu as révélé ces choses aux petits et aux
humbles » (Luc 10,21).
̵
« Je
suis venu pour qu’ils aient la vie, et une vie en abondance » (Jean 10,10).
̵
« Le
premier d’entre vous se fera le serviteur de tous » (Mathieu, 22,17).
̵
« Il
porta un coup de toutes ses forces : il détrôna les puissants et les
remplaça par les humbles. Il déposséda les riches et donna aux affamés »
(Luc 1,51-53).
̵
« La
véritable et parfaite religion devant Dieu, notre Père, consiste en cela :
aider les orphelins et les veuves et répondre à leurs besoins, et ne pas se
laisser contaminer par la corruption de ce monde » (Jacques 1,27).
̵
« Ils
vendaient leurs biens et répartissaient l’argent en fonction des besoins de
chacun… Personne ne considérait ses biens comme lui appartenant, tous le
possédaient en commun. Parmi eux, aucun ne souffrait du manque » (Actes
2,45 et 4,32-34).
̵
« Avec
ce maudit argent, faites-vous des amis ! » (Luc 16,9).
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« Les
ânes sauvages sont la proie des lions du désert : ainsi les pauvres sont
une proie pour le riche » (Siracide 13,18).
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« Il
ne doit pas y avoir de pauvres autour de toi » (Deutéronome 15,4)…
CONCLUSION
Le chemin proposé par Jésus ne serait-t-il pas incarné dans ce Sumak
Kawsay, ce Bien Vivre de nos frères indigènes ? Cette réflexion faite par
Monseigneur Pedro Casaldáliga, du Brésil, tombe à point nommé : « Aux
catholiques, comme à Pilate, il faudrait toujours leur rappeler ces mots
implacables de Van der Mersch : ‘ La vérité, Pilate, c’est d’être aux
côtés des pauvres’ » (Jean 18,38).
Note. Travail
réalisé en grande partie à partir du numéro 452 de la revue ALAI (Amérique
Latine en Mouvement, Quito, février 2010 : www.alainat.org) et à partir des
interventions réalisés par des leaders indigènes lors du Symposium
latino-américain organisé par la FPIE (Fondation Peuple Indien de l’Équateur),
Quito, janvier 2010.
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