“ L E B O N H E U R D E
S ’ A I M E R ”
« EXHORTATION APOSTOLIQUE POST-SYNODALE ‘AMORIS LAETITIA’
DU SAINT-PÈRE FRANÇOIS
AUX ÉVÊQUES, AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES,
AUX PERSONNES CONSACRÉES, AUX ÉPOUX CHRÉTIENS
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR L’AMOUR DANS LA FAMILLE » (Avril 2016).
Sélection de commentaires sur
l’Exhortation du pape François
sur l’amour dans la famille
(PR).
CONTENU
1.
Commentaires : « Le bonheur de s’aimer »,
Pierre Riouffrait.
2.
Les 6 mots clés de l’Exhortation sur la famille, Nicolas
Senèze.
3.
Bâtir sur la déception, Meneldil Palant (CCBF).
4.
Recompilation de textes : Dossier Journal La Croix
(PR).
5.
Une Exhortation discrètement subversive, Anne Soupa
(CCBF).
6.
Il reste du grain à moudre, Marcel Rigaud (curé de
paroisse).
7.
Huit convictions au cœur de l’Exhortation du pape (La
Croix).
8.
Autonomie des laïcs, lettre du pape au cardinal Marc
Ouellet (mars 2016).
Pierre Riouffrait (PR), ‘prêtre sans frontière’.
Quito, Equateur. Mai 2016.
1. L’EXHORTATION DU
PAPE FRANCOIS SUR LA
FAMILLE
« Le Bonheur de s’aimer ».
Commentaires depuis l’Equateur
Pierre Riouffrait, mai 2016.
Il
s’agit d’un texte assez long qui veut donner un nouveau sens aux orientations de l’Eglise sur la famille, moins
doctrinal, sans condamnation, plus positif… Il y a 2 façons de voir
l’Exhortation, comme « le verre à moitié plein ou à moitié vide ». De
fait la doctrine traditionnelle sur la sexualité, la famille, le mariage… ne
change pas. Par contre le pape François entrouvre
des portes sur des points qui paraissaient intouchables.
1.
SOULIGNONS LE POSITIF
1. Le titre donné à la lettre est positif et
évocateur ; il reprend ses premiers mots : « La joie de l’amour… qui est vécue dans les familles est aussi la
joie de l’Église ». Je le traduirais par « le bonheur de s’aimer », question de sensibilité.
2. Le
pape François insiste constamment
sur l’écoute, l’ouverture, la compréhension, le discernement, l’accompagnement…
Il déplace l’objectif qui n’est plus l’accomplissement de la doctrine
traditionnelle, mais l’entraide mutuelle pour réussir le pari de l’amour et de
la famille.
3. J’aime
bien le poème de l’uruguayen Mario
Benedetti et son commentaire de l’hymne
à l’amour de saint Paul.
Poème de Mario Benedetti :
« Je t’aime ».
“Tes mains sont ma caresse, mes accords quotidiens ;
je t’aime parce que tes mains travaillent pour la justice.
Si je t’aime c’est parce tu es mon amour, ma complice et tout ;
et dans la rue, bras dessus bras dessous, nous sommes bien plus que
deux”.
Hymne à l’amour de saint Paul (1e lettre aux Corinthiens 13) :
« L’amour
sait attendre, l’amour est compréhensif et il n’est pas jaloux.
L’amour ne
s’enfle pas, il ne se fait pas valoir ;
il n’a rien
que de noble et ne cherche pas son intérêt.
Il ne se met
pas en colère, et il oublie le mal.
Il ne se
réjouit jamais de ce qui est injuste et prend plaisir à la vérité.
Il résiste à
tout, il croit tout, espère tout et supporte tout.
L’amour ne
passera pas, tandis que les prophéties auront un terme,
et les
langues cesseront, et le plus haut savoir sera oublié. » (1e Cor. 13, 4-8).
4. La doctrine n’est plus un absolu ‘divin’,
mais un service ‘humain’ de la vie et de l’amour.
-
Le pape François déplace le rôle de la doctrine
traditionnelle. Il veut, à l’exemple de Jésus, qu’elle soit au service
des personnes. Pour cela il donne les principes
qui doivent orienter la conduite du clergé -évêques, prêtres et diacres. Il
exhorte ceux-ci à :
. Respecter la conscience des fidèles,
. Prendre en compte l’ouverture à la grâce,
. Regarder avec amour à ceux qui participent à la vie de
l’Eglise d’une manière incomplète,
. Bien discerner chaque situation : les normes
générales cherchent le bien qu’on ne peut écarter ni oublier et qu’elles ne
peuvent couvrir toutes les situations particulières.
. Comprendre que le mariage est un processus dynamique,
-
Ces orientations permettent de :
. Relativiser la doctrine et la mettre au service de
personnes, et non le contraire,
. D’accepter les divergences d’interprétation selon les
situations et les cultures en donnant priorité à la miséricorde,
. Décider au cas par cas dans le cadre des divorcés
remariés, pour ce qui est de l’accès à la communion,
. De valoriser le corps et la sexualité comme facteurs
d’épanouissement…
2. DES
PORTES ENCORE FERMÉES
-
On trouve peu d’ouverture pour les couples homosexuels. Le pape François n’a pas repris sa déclaration
qui laissait augurer plus de changements : « Si quelqu’un est homosexuel
et cherche Dieu, qui suis-je pour le juger ? »
-
La vision des
textes de la Genèse reste très masculine.
L’interprétation en est fondamentaliste. L’avancée des sciences doivent nous
aider à réinterpréter ces « mythes fondateurs », écrit d’un point de
vue patriarcal commun à l’époque de leur rédaction. La place des femmes dans
l’Eglise, les décisions et les visions théologiques n’est pas encore une
réalité : que « les paroles fassent places aux actes » ;
c’est urgent.
-
Le problème du célibat
obligatoire n’est pas abordé. Là aussi, des portes ont été entrouvertes par le
responsable de la Doctrine de la Foi : « Le célibat n’est pas un
dogme »… Souhaitons qu’un courant d’air froid ne les fasse pas se
refermer.
3. DÉPASSER
LES CONTRADICTIONS
1. La doctrine non changée
-
La principale contradiction est de vouloir changer les orientations
traditionnelles et les pratiques pastorales sans toucher à la
doctrine et à l’institution ecclésiale.
-
On peut se demander si, à la longue, la force de la
doctrine et le poids de l’institution ne gagnera pas la
partie sur la bonne volonté d’un clergé peu disposé à changer et à donner plus
d’espace dans les décisions et les attitudes cléricales.
2. Les laïcs appelés à prendre des initiatives
-
La réalité de la famille et du mariage sont du domaine
des laïcs et non de clercs. Remettons les choses à leur place. L’Eglise
est d’abord le Peuple de Dieu et pas seulement ses ministres ordonnés…
‘ordonnés’ d’ailleurs au service de ce Peuple. « Les pasteurs doivent être
parfois devant le troupeau, mais aussi au milieu de lui et souvent derrière
lui » : laïcs sont appelés à marquer le pas et indiquer la direction
à suivre. Les laïcs doivent prendre en conscience et en communauté (en couples
et en groupes) les décisions qu’ils trouvent pertinentes sur tous les sujets
qui concernent l’amour, la famille, le mariage… et le clergé les appuyer.
-
L’homosexualité demande à être valorisé : le ‘sens
de la foi’ de l’ensemble des baptisés et le ‘sens de l’humain’ de
beaucoup est un chemin à suivre pour comprendre, reconnaître, accepter et
intégrer dans l’Eglise les nouvelles formes de familles selon l’évolution de
l’humanité.
CONCLUSION
Personnellement
j’attendais plus de cette Exhortation du pape François. Les résistances et les oppositions sont grandes, en particulier à l’intérieur de l’Eglise.
Le pape lui-même a ses limites et ses façons de parler et d’agir, à respecter
et à saisir, car nous sommes dans un « nouveau printemps de
l’Eglise ».
Profitons
des efforts et des initiatives du pape François pour les mettre en œuvre et
ouvrir un chemin d’Eglise, de foi et d’humanité qui nous rendent tous plus
actifs et heureux, au service du Royaume
inauguré par Jésus.
Il
y a « beaucoup de pain sur la planche », car les nominations systématiques d’évêques traditionalistes par les deux
papes précédents et les formations
théologiques qu’ils ont inspirées et imposées aux prêtres ne vont pas dans le
sens des orientations du pape François.
Soyons
attentifs aux « signes des
temps » qui nous orientent vers la valorisation de tout ce qui est
profondément humain et de la richesses des grandes religions et
cosmovisions : ensemble nous ouvrirons les chemins favorables aux hommes
et aux femmes d’aujourd’hui.
2. LES SIX
MOTS-CLES DE L’EXHORTATION
SUR LA FAMILLE,
Nicolas Senèze.
Discernement, dialogue, souci pastoral… Une lettre
du secrétariat du Synode des évêques dévoile quelques mots-clés de
l’exhortation apostolique « Amoris laetitia » que le pape François
doit rendre publique vendredi 8 avril sur l’amour dans la famille.
1. Conversion du langage
L’objectif
des deux Synodes sur la famille était clairement missionnaire. « L’Évangile
doit être éloquent et atteindre chacun », souligne un récent courrier
adressé aux évêques par le Secrétariat du Synode pour les aider à préparer la
réception de l’exhortation apostolique.
C’est dans
cette optique missionnaire que, dès la première assemblée synodale, les pères
synodaux avaient insisté sur une nécessaire « conversion du
langage » : « Il faut faire en sorte que l’annonce de l’Évangile ne
soit pas théorique ou détachée de la vie réelle des personnes. (…) L’annonce
doit faire sentir que l’Évangile de la famille est la réponse aux attentes les
plus profondes de la personne humaine » (Rapport final, § 32 et
33).
Ce souci
rejoint celui du pape qui a déjà pointé le risque d’une « incommunicabilité »
entre la culture chrétienne et la culture contemporaine et
appelé l’Église à trouver « un nouveau langage, une nouvelle
approche pour dire les choses ».
2. Inculturation
Cela suppose
donc, explique le Synode des évêques, une plus grande inculturation du message
chrétien, ce sur quoi devrait insister l’exhortation : « pour parler de
la famille et aux familles, la question n’est pas de changer la doctrine, mais
d’inculturer les principes généraux
afin qu’ils puissent être compris et mis en pratique ».
« Inculturer, expliquait déjà le cardinal Bergoglio en 2008, c’est
transformer intimement les authentiques valeurs culturelles en valeurs
chrétiennes, les intégrer à une même vision de la vie, et, en même temps, enraciner le christianisme dans les
diverses cultures à partir de la réflexion et de la pratique. »
Cette
inculturation nécessite, comme l’écrivait le P. Bergoglio dès 1985 dans un
article récemment republié par La Civiltà cattolica dans une version
« revue par le Saint-Père », « une sainteté qui ne doit pas
avoir peur du conflit et être capable de constance et de patience ». Elle
implique, « d’affronter le conflit non pour y demeurer impliqué, mais
pour le surmonter sans l’éluder », écrivait celui qui était alors
recteur des facultés jésuites de Buenos Aires. Il dénonçait « la peur
(qui) en se confrontant aux extrémistes d’un bord ou de l’autre, peut conduire
au pire extrémisme possible : l’“extrémisme du centre”, qui rend vain n’importe
quel message. »
3. Discernement
Trouver ce
langage attentif aux personnes suppose un bon discernement, relève le
Secrétariat du Synode. Il s’agit d’« un processus permanent d’ouverture
à la Parole de Dieu dans le but d’éclairer la réalité concrète de chaque vie,
un processus qui nous amène à être dociles à l’Esprit, qui encourage chacun de
nous à agir avec amour, dans les situations concrètes et dans la mesure du
possible ».
« Le
pape François -comme ses prédécesseurs- nous demande souvent de faire la
distinction, en tant que pasteurs, entre les différentes situations vécues par
notre peuple fidèle et par toutes les familles, les gens, les personnes, écrit-il.
Ce discernement n’est pas réservé aux situations exceptionnelles. »
« Une
des caractéristiques du discernement ignatien est l’insistance à ne pas prendre
seulement en considération la vérité objective, même si elle est exprimée dans
un esprit approprié et proactif », relève enfin
le Synode. Une vision qui rappelle une réflexion du pape François, au début
de son pontificat : « J’ai toujours été frappé par la maxime décrivant
la vision d’Ignace : “Ne pas être enfermé par le plus grand, mais être contenu
par le plus petit”. J’ai beaucoup réfléchi sur cette phrase pour l’exercice du
gouvernement en tant que supérieur : ne pas être limité par l’espace le plus
grand, mais être en mesure de demeurer dans l’espace plus limité. Cette vertu
du grand et du petit, c’est ce que j’appelle la magnanimité. »
4. Dialogue
« Le
discernement est le dialogue des
pasteurs avec le Bon Pasteur afin de chercher toujours le salut des
brebis », résume le Synode des évêques, qui rappelle que le
dialogue est à la racine de la pensée de François. « Le dialogue
présuppose et exige que nous cherchions cette culture de la rencontre. C’est-à-dire une rencontre qui sache
reconnaître que la diversité n’est pas seulement bonne, mais qu’elle est
nécessaire. L’uniformité nous annihile, elle fait de nous des automates »,
soulignait François en juillet 2015 au
Paraguay.
Ce pape qui
plaide inlassablement pour une « Église en sortie »,
« capable de sortir d’elle-même et d’aller vers celui qui ne la fréquente
pas, qui s’en est allé ou qui est indifférent », a
toujours mis en garde contre « une Église renfermée sur
elle-même », qui « devient son propre référentiel ». « La
pensée qu’il définit “incomplète” est éminemment fondée sur le dialogue, explique
donc le Secrétariat du Synode, c’est-à-dire qu’elle n’est pas
autoréférentielle, monologuante, abstraite. Dialoguer veut dire ne pas donner
pour acquis non seulement ce que l’autre pense, mais aussi ce que nous-mêmes
savons. »
5. Inclusion
« Accepter
cette diversité », « dialoguer avec ceux qui pensent
autrement », « favoriser la participation de ceux qui ont des
aptitudes différentes », le Secrétariat du Synode le résume en un mot : « inclusion ».
Celle-ci est, explique-t-il, « essentielle pour la culture
du dialogue ». Mais il replace aussi ce mot dans la pensée du
pape et la « théologie du peuple », la branche argentine de la
théologie de la libération qui a formé Jorge Mario Bergoglio. « Dire
que nous sommes tous des sujets n’équivaut pas à une simple somme de tous les
individus ; cela indique plutôt la totalité comprise en tant que peuple »,
développe le Synode selon qui, dans l’exhortation, François « nous
propose explicitement de nous attarder sur cette manière de concevoir
l’Église : comme le Peuple fidèle de Dieu ».
Ici, dialogue
et discernement sont donc « imbriqués », selon le
Synode. Lors de l’assemblée synodale d’octobre 2015, dans un discours pour les 50 ans du Synode,
François avait d’ailleurs rappelé, citant sa précédente exhortation Evangelii
gaudium, que « le Peuple de Dieu est saint à cause de cette onction
qui le rend infaillible in credendo [en ce qu’il croit] ». Pour lui,
c’est ainsi tout le Peuple de Dieu qui est appelé à transmettre la foi
chrétienne, quitte à ce que les fidèles bousculent parfois les pasteurs,
« puisque le Peuple de Dieu possède son propre “flair” pour discerner
les nouveaux chemins que le Seigneur ouvre à l’Église ».
6. Souci pastoral
Cette
attention au peuple de Dieu suppose donc un souci pastoral de la part des
évêques. Celui-ci ne doit « pas être perçu comme s’opposant au
droit », met en garde le Synode, fidèle à la pensée de François
pour qui « “pastoral” ne s’oppose pas à “doctrinal” » et qui
refuse « une fausse opposition entre la théologie et la
pastorale ». « La vérité pastorale n’est pas une simple application
pratique contingente de la théologie. Il ne s’agit pas d’adapter une pastorale
à la doctrine, mais de ne pas arracher à la doctrine son sceau pastoral
originel et constitutif », développe le Secrétariat du Synode.
Alors que, à
la rigidité doctrinale, François oppose donc l’image d’une
Église qui « se sent le devoir de chercher et de
soigner les couples blessés avec l’huile de l’accueil et de la
miséricorde », le Synode souligne que la préoccupation du pape est
« de recontextualiser la doctrine au service de la mission pastorale de
l’Église ».
Nicolas
Senèze.
3. BÂTIR SUR
LA DÉCEPTION. Meneldil Palant
Exhortation apostolique ‘Amoris
laetitia’
UN TEXTE LONG, RICHE ET COMPLEXE
L’exhortation
apostolique Amoris laetitia que le pape François vient de publier pour
conclure le cycle ouvert avec les deux Synodes sur la famille de 2014 et 2015
est un texte long, riche et complexe
; il ne s’agit pas ici de le juger, surtout pas de manière binaire ou
simpliste, ce qui ne serait pas lui rendre justice, mais plutôt de le situer
dans le contexte de la lutte pour la
réforme de l’Église.
Commençons
par dire que cette grille de lecture (« S’agit-il d’un texte plutôt réformateur
ou plutôt conservateur, et quelle peut être son utilité pour faire progresser
l’Église vers davantage d’ouverture ? ») n’est qu’une grille de lecture
possible, et n’épuise absolument pas la richesse du texte, loin s’en faut. Il
faut lire cette exhortation apostolique pour ce qu’elle est : un texte sur la
famille et, pour en reprendre le titre, « la joie de l’amour ». À cet égard,
elle contient de nombreux passages d’une
très grande intelligence et d’une très grande bonté sur, par exemple, le
fonctionnement du couple, ou ce qui fait qu’un mariage peut réussir. Les
questions les plus polémiques, celles sur lesquelles l’Église fait erreur et qui ont contribué à la
formation d’un gouffre aujourd’hui béant entre elle et les sociétés
occidentales (divorcés remariés, homosexualité, sexualité hors-mariage,
contraception, avortement pour citer les principales) ont certes leur
importance, mais ne sauraient constituer le tout d’un discours sur l’amour, la
sexualité ou le mariage.
Ce préalable
étant posé, assumons notre problématique et essayons de comprendre ce qu’Amoris
laetitia va ou peut changer
concrètement à la situation de l’Église, à ses pratiques et à ses rapports
au reste du monde. De ce point de vue, les catholiques réformateurs ne peuvent
qu’être déçus par un texte certes très intelligent sur bien des points, mais peu audacieux : la doctrine ne change
pas, et les homosexuels sont particulièrement ignorés. On est assez loin de «
la plus grande révolution depuis 1500 ans » annoncée par le cardinal Kasper.
Cela étant, il fallait s’y attendre, car sur ces questions polémiques, François
n’est pas réellement un réformateur : il est plutôt conservateur et centriste.
Mais il est
également jésuite, et il incarne dans Amoris laetitia les clichés dont
la Compagnie est victime. Et c’est ce qui nous sauve, car ce texte prudent,
pour ne pas dire précautionneux, offre, de manière discrète, presque
dissimulée, des ouvertures tout à
fait réelles.
LES OUVERTURES
1.
La première concerne les divorcés remariés.
Le
pape écrit au paragraphe n° 305, qui s’inscrit dans une réflexion sur ce sujet
: « À cause des conditionnements ou des facteurs atténuants, il est possible
que, dans une situation objective de péché […], l’on puisse vivre dans
la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse également grandir dans la
vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église.
» Quelle peut être cette « aide de l’Église » ? Une note de bas de page, la
note n° 351, apporte justement la précision attendue : « Dans certains cas, il peut s’agir aussi de l’aide des sacrements.
» Et pour que personne ne s’imagine qu’il s’agit seulement de la
réconciliation, la même note précise : « Je souligne également que
l’Eucharistie “n’est pas un prix destiné aux parfaits, mais un généreux remède
et un aliment pour les faibles” ».
Tout
est dit : « dans certains cas », les divorcés remariés peuvent communier. Quels
cas, exactement ? Les maîtres mots de l’exhortation apostolique sont «
conscience » et « discernement » : en d’autres termes, chaque personne
qui se trouve dans une situation considérée comme « irrégulière » par l’Église
(divorcés remariés mais aussi homosexuels mariés, puisque, dans le paragraphe
n° 297, le pape précise bien qu’il ne se « réfère pas seulement aux divorcés
engagés dans une nouvelle union, mais à tous, en quelque situation qu’ils se
trouvent ») doit décider, en son for intérieur, et en accord avec le
prêtre, quels sacrements elle peut recevoir.
De
ce point de vue, une lecture honnête d’Amoris laetitia ne peut pas
prétendre appliquer l’herméneutique de continuité : celle-ci est tout bonnement
impossible, en contradiction flagrante avec le texte. L’exhortation
apostolique Familiaris consortio, publiée par Jean-Paul II en 1981,
écrivait, dans son paragraphe n° 84 : « L’Église […] réaffirme sa
discipline […] selon laquelle elle ne peut admettre à la communion
eucharistique les divorcés remariés. […] La réconciliation par le
sacrement de pénitence […] ne peut être accordée qu’à ceux qui se sont
repentis d’avoir violé le signe de l’Alliance et de la fidélité au Christ, et
sont sincèrement disposés à une forme de vie qui ne soit plus en contradiction
avec l’indissolubilité du mariage » -autrement dit, en s’abstenant de toute
relation sexuelle.
Tout
est clair. Familiaris consortio affirmait que, pour qu’un divorcé
remarié accédât aux sacrements, il lui fallait s’engager à s’abstenir de tout
rapport sexuel avec son nouveau conjoint ; Amoris laetitia lève
cette contrainte et laisse au fidèle et au prêtre la libre appréciation
de la possibilité ou non d’une participation aux sacrements.
2.
La décentralisation
À
terme, cette logique du discernement au cas par cas peut même ouvrir la porte à
la grande réforme dont l’Église a besoin, celle de la décentralisation. Le pape
souligne cette problématique dès le paragraphe n° 3 : « dans l’Église une
unité de doctrine et de praxis est nécessaire, mais cela n’empêche pas que
subsistent différentes interprétations de certains aspects de la doctrine ou
certaines conclusions qui en dérivent. […] En outre, dans chaque pays ou
région, peuvent être cherchées des solutions plus inculturées, attentives aux
traditions et aux défis locaux. Car “les cultures sont très diverses entre
elles et chaque principe général […] a besoin d’être inculturé, s’il
veut être observé et appliqué”. »
Les
deux éléments sont importants : d’une part, des divergences
d’interprétation peuvent légitimement exister dans l’Église selon le pape
François, ce qui signifie que les catholiques n’ont pas à être d’accord sur
tout ; d’autre part, ces divergences peuvent être plus importantes entre des cultures
différentes. Ici, le pape encourage clairement le développement de
pratiques différentes d’un continent ou d’une culture à l’autre ; ce qui est
clairement la seule voie de salut possible pour préserver l’unité entre des
catholiques qui, s’ils se retrouvent sur le Credo, sur la messe et sur le
triple commandement d’amour du Christ, sont souvent en désaccord fondamental
par ailleurs, surtout sur les questions de morale sexuelle et familiale.
3.
Une porte entrouverte
Le
pape François ouvre donc une porte qui était jusqu’à présent fermée, ou au
moins il met un pied dans la porte pour nous permettre de l’ouvrir. Bien sûr,
on ne peut que regretter l’incohérence que cela suppose quant
au rapport entre doctrine et pastorale, entre croyance et pratique. Il serait
évidemment préférable de reconnaître que l’Église, sur certains sujets, s’est
trompée, et d’assumer une évolution réelle qui témoignerait d’une meilleure
compréhension de la Volonté de Dieu.
Mais
cela nécessiterait une révolution d’une ampleur immense, chose que François
n’est probablement pas prêt à accomplir, d’autant plus que cela ne pourrait que
déclencher un nouveau schisme. En outre, une petite ouverture fondée sur une
incohérence vaut déjà mieux que pas d’ouverture du tout. Il s’agit donc à
présent de nous engouffrer dans la brèche, donc d’agir autant que possible
en profitant de cette ouverture. Selon le vieil adage qui affirme qu’un droit
ou une liberté ne s’use que si on ne s’en sert pas, les divorcés remariés, les
couples homosexuels mariés, et plus généralement tous ceux que l’Église
considère comme en état de « péché obstiné » doivent engager partout la
discussion avec les prêtres, en s’appuyant sur l’exhortation apostolique, en
vue d’obtenir la participation aux sacrements. Ce n’est qu’en étant
concrètement vécue et mise en application qu’Amoris laetitia changera
effectivement la donne dans l’Église ; autrement, elle tombera dans l’oubli, et
les tenants du conservatisme auront gagné.
Naturellement,
tout cela ne peut qu’accentuer les clivages dans l’Église ; mais ce n’est pas
une mauvaise chose. De toute manière, les clivages sont déjà là : sur les
questions de morale sexuelle et familiale, mais aussi sur l’obéissance au
Magistère et à la Tradition, sur la décentralisation dans l’Église etc., les
fidèles, même pratiquants, sont d’ores et déjà en désaccord. Mettre la
poussière sous le tapis ne la fera pas disparaître : plutôt que de nier ces
divergences internes, entreprise forcément vouée à l’échec, à l’exacerbation du
non-dit et au retour du refoulé, l’Église doit apprendre à les regarder en face
et surtout à vivre avec, ce qui implique de les penser.
4.
Les oppositions certaines
En
attendant, Amoris laetitia va faire tomber bien des masques. Les traditionalistes
ne peuvent que refuser ce nouveau texte, même s’ils hésiteront probablement sur
les conséquences à en tirer (rejoindre les lefebvristes ? les sédévacantistes ?
rester malgré tout dans l’Église en se battant contre la réforme de l’intérieur
?). Mais pour les conservateurs, l’affaire va s’avérer plus complexe. Que
feront tous ceux qui, jusqu’à présent, sommaient les catholiques réformateurs
d’accepter Humanæ vitæ ou Familiaris consortio au nom de
l’obéissance au Magistère ? D’ores et déjà, trois attitudes se manifestent
parmi eux.
-
Il y a, bien entendu, les
vrais obéissants, les papolâtres à tous crins, ceux qui sont capables de
suivre le pape et d’applaudir quoi qu’il dise, quitte à se contredire ; ceux
qui, jusqu’au mois de mars dernier, nous expliquaient bravement qu’il était
tout à fait normal que les divorcés remariés soient totalement exclus de la
communion, et qui vont à présent nous expliquer tout aussi bravement qu’il est
tout à fait normal qu’ils puissent la recevoir dans certains cas. De leur part,
plutôt crever que de reconnaître que nous, réformateurs, avions raison avant
eux dans les combats pour lesquels ils nous condamnaient et que le pape
lui-même vient à présent de légitimer. Dans cette catégorie, on peut citer
Padreblog ou la Communauté de l’Emmanuel.
-
Mais d’autres ne vont pas
se laisser faire aussi facilement. Une première attitude de refus consiste
à minimiser la portée du texte. Ainsi, le cardinal Burke, de sinistre mémoire,
a publié une déclaration aussi sidérante que mensongère affirmant que le pape
François aurait « été très clair, dès le début, pour dire que l’exhortation
apostolique post-synodale n’était pas un acte du Magistère ». À l’appui de
cette thèse pour le moins étonnante, il cite le paragraphe n° 3 d’Amoris
laetitia ; or, tout un chacun peut, en s’y référant, s’apercevoir qu’il ne
contient rien de tel. Il s’agit donc non seulement d’un mensonge, mais d’un
mensonge stupide, car il sera vite éventé.
Cette
tentative de faire sortir Amoris laetitia du champ du Magistère
ordinaire ne peut que rappeler celles des traditionalistes pour faire croire
que Vatican II aurait été un Concile non pas dogmatique, mais exclusivement
pastoral. Là encore, cette aberration se faisait contre toute évidence (dès le
titre, deux des quatre Constitutions de Vatican II sont qualifiées de «
dogmatiques »), et pourtant le mensonge s’est répandu et est encore tenace, 50
ans après. Il nous faut donc faire preuve de vigilance pour que ne se répande
pas de fausse rumeur sur le texte du pape François. Car si Amoris laetitia,
qui est une exhortation apostolique, ne fait pas partie du Magistère, alors Familiaris
consortio, qui en est une autre, n’en fait pas partie non plus.
-
Une seconde attitude de refus consiste à nier non pas le statut du texte, mais son contenu, soit en tentant d’en mener
une (pourtant impossible) lecture « en continuité avec l’enseignement antérieur
de l’Église », soit en appelant ouvertement à la désobéissance. On en a des
exemples sur le blog de Jeanne Smits, sous la plume de l’association Voice of
the family, ou encore sur le blog Benoît et moi. Ce dernier est
particulièrement intéressant ; par exemple, le refus systématique d’appeler
l’évêque de Rome par son nom de pape, pour n’utiliser que son nom de famille, «
Bergoglio », est extrêmement révélateur : peut-être cette exhortation
apostolique sera-t-elle le germe de schismes à venir.
CONCLUSION : Un pas dans la bonne direction
Il se peut
donc que la prudence du pape, son refus de passer en force face aux cardinaux
les plus conservateurs, sa manière subtile d’indiquer des chemins à suivre, par
des notes de bas de page et des formules plus ou moins sibyllines, ne lui
épargnent pas l’aggravation des fractures internes de l’Église, qu’il a
pourtant cherché à éviter. Quoi qu’il en soit, ce nouveau texte magistériel est
à présent dans nos mains. Pour une fois, il
représente un pas dans la bonne direction : à nous donc de le faire vivre.
Meneldil
Palantir Talmayar, (CCBF,
15 Avril 2016).
(Titre des
paragraphes : PR).
“AMORIS LAETITIA” OU
“LE BONHEUR DE
S’AIMER” (PR).
Dossier : Journal La Croix, avril 2016.
Recompilation Pierre R. (PR).
CONTENU
1.
Introduction
2.
Titres de commentaires d’évêques
3.
Lien pour retrouver les originaux
INTRODUCTION
Le Vatican a
annoncé la publication, le 8 avril,
de l’exhortation post-synodale du pape François intitulée « Amoris laetitia »
(la joie de l’amour). L’exhortation signée
pour la fête de saint Joseph : Le pape François doit signer son
exhortation post-synodale sur la famille samedi 19 mars, solennité de saint
Joseph, figure qui lui est chère.
L’exhortation
apostolique sur la famille du pape François, publiée le 8 avril 2016, fait
suite aux deux synodes des évêques
tenus à Rome en octobre 2014 et 2015. Elle aborde la question de
l’accompagnement des couples et des familles et insiste sur l’accompagnement
des diverses situations familiales. Les Synodes ont changé le regard de l’Église sur la famille : L’exhortation du
pape sur « l’amour dans la famille » s’inspire des travaux des Synodes
d’octobre 2014 et 2015, qui ont posé un regard plus compatissant sur la
diversité.
Dans des documents envoyés aux évêques, le
Synode des évêques explique que « Amoris Laetitia » n’entend pas « changer »
mais plutôt « recontextualiser » la doctrine de l’Église sur le mariage et la
famille. Il insiste sur un besoin de « conversion du langage » et de «
discernement ».
COMMENTAIRES D’ÉVÊQUES
(principalement).
Éclairer les consciences au lieu de les remplacer
Poursuivre le travail d’inculturation
Éclairer les consciences au lieu de les remplacer
Poursuivre le travail d’inculturation
Faire entrer la miséricorde chez les exclus
Tendre la main à ceux qui se tiennent à l’écart de
l’Église
Apprendre à ne pas juger
L’exhortation met en œuvre la collégialité redécouverte
par Vatican II
Le pape François met en œuvre dans « Amoris laetitia »
une nouvelle manière de concevoir le magistère de l’Église
Les clés pour lire et comprendre l’Exhortation
Le pape regarde la famille avec amour et réalisme
Respectueux des travaux des Synodes, le texte stimule
l’Église à soutenir les couples et familles « dans leur engagement et dans
leurs difficultés ».
Huit convictions au cœur de l’exhortation du pape :
De l’amour au « gender (genre)», en passant par le discernement, les divorcés
remariés ou la « paternité responsable », le point sur huit notions clés du
texte du pape ou qui ont été particulièrement au cœur des débats des Synodes
d’octobre 2014 et octobre 2015.
Le pape donne une aide au discernement :
L’exhortation apostolique marque un changement dans le discours de l’Église.
L’Église ne doit jamais oublier le concret
Cette exhortation apostolique est surtout une
illustration de la synodalité souhaitée par le pape François pour concilier
unité et diversité.
Procréation, l’exhortation met en avant la décision en
conscience : La régulation des naissances, lieu de fracture entre de
nombreux couples catholiques et le Magistère depuis l’encyclique Humanae vitae
du pape Paul VI en 1968, est abordée à plusieurs reprises. Fidèle à sa méthode,
François assume le passé...
Ce qu’il faut retenir de l’exhortation du pape sur la
famille : Radioscopie des situations familiales actuelles, discours sur
l’amour conjugal, manuel de pédagogie et retour d’expériences pastorales,
l’exhortation « Amoris laetitia », n’impose pas de solution générale.
Homosexualité : l’exhortation rappelle la doctrine :
S’il évoque largement les situations dites « irrégulières », le pape mentionne
très peu l’homosexualité de manière explicite. Cette question est citée parmi
les « situations complexes » examinées par le pape, comme les mariages...
L’exhortation fait l’éloge d’un certain féminisme :
Ancrée dans l’anthropologie biblique, l’exhortation apostolique fait l’éloge de
la différence hommes-femmes. Une réponse aux inquiétudes exprimées par les
pères synodaux face à l’idéologie du genre. « Il ne faut pas ignorer que le...
Accès aux sacrements : le pape invite à ne pas être «
mesquin : Cette question avait été abordée dans le rapport final du
synode, qui ouvre en particulier la voie au baptême pour les catéchumènes
remariés qui avaient divorcé d’un premier mariage civil (n° 75) « à une époque
où au moins un des deux...
Contre tout légalisme, Amoris laetitia appelle au
discernement : Si l’on tient compte de l’innombrable diversité des
situations concrètes (…), on peut comprendre qu’on ne devait pas attendre du
synode ou de cette exhortation une nouvelle législation générale du genre
canonique, applicable à tous les...
L’exhortation invite à accompagner les plus
fragiles : L’accompagnement est un thème privilégié du pape François. Mais
au-delà de ce qu’il en dit, le style même d’Amoris laetitia témoigne de sa
posture de pasteur attentif à tous, quelles que soient les situations
familiales : ses mots sont...
Amoris laetitia, un regard lucide sur le couple et la
famille : S’il parle du mariage et de la famille, le pape François, dans
Amoris laetitia, veut d’abord « parler de l’amour ». Le pape consacre
d’ailleurs une longue et belle méditation à l’hymne à la charité de saint Paul
(1 Co 13, 4-7), un...
Amoris laetitia, une nouvelle approche des divorcés
remariés : Objet des plus vifs débats dans les médias et dans l’opinion,
l’accueil des divorcés remariés dans l’Église ne fait l’objet d’aucune
révolution juridique et doctrinale. « Le pape ne dit pas la phrase que tout le
monde attendait. Mais...
Amoris laetitia, « les pieds sur terre : Le temps
est supérieur à l’espace. » Le pape François aime citer ce principe qui guide
son action. Il le mentionne encore à deux reprises dans son exhortation
post-synodale Amoris laetitia rendue publique vendredi 8 avril. Ce long
texte...
des situations familiales.
La synodalité au cœur de l’exhortation sur la
famille : Récurrente dans la pensée du pape François, la synodalité est un
thème qui devrait traverser son exhortation apostolique « Amoris laetitia »,
sur l’amour dans la famille, dont la publication est prévue vendredi 8 avril.
Les six mots-clés de l’exhortation sur la famille :
Discernement, dialogue, souci pastoral… Une lettre du secrétariat du
Exhortation sur la famille, des clés de lecture pour les évêques
POUR RETROUVER LES
AUTEURS ET LES TEXTES ORIGINAUX DANS LEUR TOTALITE
5.
UNE EXHORTATION DISCRETEMENT
SUBVERSIVE
Anne Soupa
CCBF, le 9 Avril 2016.
Parue
vendredi, l'exhortation du pape qui conclut les deux sessions du synode de la
famille suscite beaucoup de commentaires. Voilà quelques éléments de
décryptage.
Cette
exhortation est discrètement subversive. Le pape impose son terrain et refuse
celui des doctrinaires. Le pape dit : Ce qui compte, ce n’est pas le droit
canon, mais l’attitude de miséricorde.
Il instaure le primat de la « Via caritatifs », la voie de la
charité. Ainsi, il évite de passer en force contre les cardinaux
traditionnalistes. En mettant un texte sous le texte, il vide de son importance le respect absolu de la doctrine. Une fois
posée en principe le primat de la miséricorde, le pape peut mettre la doctrine
sur un piédestal. Son importance devient relative.
En ce qui
concerne la question des divorcés
remariés, le pape dit, un peu comme tout le monde : « c’est un
problème réglé ». Il a pris soin de changer le droit canon au sujet des nullités
de sacrement avant la seconde session du synode, il martèle à chaque paragraphe
de l’exhortation son refus obstiné de toute exclusion, il rappelle le rôle de
la conscience éclairée, il ouvre à des discernements sous la conduite d’un
prêtre qui peuvent aller jusqu’à supprimer des exclusions « de type
liturgique, pastoral, éducatif et institutionnel » (299). C’est dire sans
le dire qu’un couple qui a fait un travail de discernement peut, si sa
conscience le lui dicte, et si le prêtre y consent, accéder aux sacrements.
C’est acter ce que font déjà beaucoup de couples qui, en conscience, vont
communier.
Cette
exhortation valide la casuistique, le
cas par cas, au lieu de principes absolus et universels. En outre, le
paragraphe 3 installe la possibilité de diverses interprétations de la doctrine
ou de certaines conclusions qui en dérivent. C’est installer sans le dire une
sorte de décentralisation en matière
de morale et de discipline de l’Église. Il y a une réelle prise en compte des
diversités culturelles et du besoin de trouver des solutions particulières qui
sont des interprétations différentes de la même doctrine et amènent à des
conclusions différentes.
Toute
l’exhortation reflète une meilleure compréhension
de la réalité : on parle maintenant « des familles », on ne
dit plus qu’il faut revenir en arrière et séparer des couples reconstitués
(298). On a une vision bien plus positive de la sexualité, à intégrer au sein
d’un amour (280 et Ss.), facteur d’épanouissement, tout en mettant en garde
contre la dérive des corps en objets de plaisir.
Par contre,
le cadre de pensée de cette exhortation reste terriblement androcentré. On continue à parler d’« Adam » comme
l’homme masculin, et on appelle « homme » à la fois le masculin et
l’être humain en général. Rien à faire, ce carde de pensée semble
indépassable….
En ce qui
concerne l’homosexualité, on a peu
bougé. Deux paragraphes y sont consacrés (250, 251), pour refuser encore toute
exclusion et contester la possibilité d’un « mariage homosexuel ». Le
pape évite de citer l’article le plus controversé du catéchisme de l’Église
catholique, pour citer le suivant qui demande d’accueillir les personnes
homosexuelles. Mais c’est peu.
Anne Soupa.
6. « IL RESTE
DU GRAIN À
MOUDRE »
Michel Rigaud
Voici,
à l’usage de ses paroissiens, la réaction d’un prêtre des Yvelines
sur
l’exhortation apostolique Amoris
Laetitia. Le 14 Avril 2016.
Nous savons
que la théologie de l’Église a été enfantée
dans la douleur au cours des cinq premiers siècles de notre ère. Cette
théologie, à des nuances près, n’a pratiquement jamais été remise en cause, en
dépit des fractures que connut l’institution ultérieurement et qui auraient pu
être évitées si la politique n’avait pas pris le pas sur l’esprit évangélique.
Les quatre
conciles de Latran ainsi que les conciles de la Contre-Réforme, celui de Trente
notamment, ont élaboré ce que nous appelons aujourd’hui la doctrine traditionnelle de l’Église, selon les critères de la
société patriarcale et de l’anthropologie biblique : l’Ancien Testament,
la Genèse.... Cet édifice, couronné, verrouillé par le concile Vatican premier
du nom, avec pour clé de voûte le dogme de l’infaillibilité pontificale, a
neutralisé toute évolution, toute inculturation, toute porosité avec la société
moderne héritée des Lumières. Le concile Vatican
II, animé par de fortes personnalités qui, alors, enrichissaient l’Église
de ma jeunesse, a entrebâillé la porte, vite refermée sous les pontificats de
Jean Paul II et de Benoît XVI. Á cet égard, l’encyclique Humane vitae,
dont nous savons maintenant qu’elle a été inspirée à Paul VI par un certain
Karol Woytila, est le symbole qui a présidé à la mise à l’écart de la modernité
dans l’Église.
Comment, en
effet, remettre en question une
idéologie multiséculaire frappée du sceau de l’infaillibilité, retranchée
derrière une muraille de traditions, pour faire place à un peu de miséricorde,
c'est-à-dire un peu d’amour, de charité (« si vous n’avez pas
l’amour… ») ? C’est le pari audacieux, pour ne pas dire impossible,
tenté par le Pape François en prétendant inspirer un peu d’humanité aux
docteurs de la loi. Comment, par exemple, concilier le dogme de
l’indissolubilité du mariage, tout en acceptant de reconnaître la réalité de
couples nés de mariages rompus et pourtant réputés indissolubles, sans
d’énormes contorsions intellectuelles ? Pour venir à bout de cette
contradiction, le jésuite Jorge Bergoglio, en fin casuiste qu’il est, institue
une sorte de principe de subsidiarité, consistant à examiner les choses au
cas par cas, en conférant à la miséricorde une prééminence dans la
hiérarchie de ce qui n’est pas négociable. Sur le principe, on peut dire que
c’est une révolution et un coup de maître, mais, vous le savez, le diable est
caché dans les détails et il faudra compter avec tous ceux qui disent
habituellement « on ne lâche rien », cherchant indéfiniment les
solutions pour demain dans celles d’avant-hier. Inversement, on peut penser que
la parole de ceux qui n’en pensaient pas moins, s’en trouvera libérée.
-
L’accès aux sacrements des personnes
en délicatesse avec le modèle matrimonial catholique est en effet une avancée,
sous réserve de la jurisprudence qui va se constituer dans des évêchés de
cultures et de traditions très différentes et des combats d’arrière-garde qui
ne manqueront pas d’être menés. Mais, outre le fait que ce chapitre n’est pas
le seul parmi les questions qui fâchent, il est surprenant de constater à quel
point il est difficile de s’écarter de solutions purement juridiques pour discerner
l’amour du Christ et le faire entrer dans notre conception de la vie
humaine. Car enfin, une personne, quel que soit son statut matrimonial, qui se
présente devant la table de communion, frappe à la porte de l’éternité. Il
serait surprenant qu’on la lui claque au nez. Ceux pour qui la foi,
l’appartenance religieuse, n’est plus qu’un souvenir d’enfance ou un vague
vernis culturel, voire même identitaire, se moquent éperdument des conditions
d’accès aux sacrements. Notre saint Paul ne nous a-t-il pas enseigné qu’il
suffisait d’avoir la foi pour être sauvé ?
-
Les grands absents de l’exhortation
apostolique du pape François sont les homosexuels, hormis quelques paroles
lénifiantes. Bien sûr, sur le thème de la fécondité, un couple homosexuel est
fortement handicapé, mais pas davantage que les couples hétérosexuels qui ne
peuvent pas avoir d’enfant. Je m’abstiendrai d’ironiser sur ceux qui font le
choix du célibat et qui renoncent à fonder une famille. Ceux-là, pourraient
m’objecter que la fécondité ne consiste pas uniquement à transmettre la vie.
Michel-Ange, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, tous frappés par la malédiction
biblique, ont-ils été inféconds ?
-
Et puis, je suis désolé, mais les méthodes naturelles de
contraception n’existent pas. Il s’agit de méthodes pour avoir des
enfants consistant à sérier au plus près la période d’ovulation des femmes.
Seuls la pilule contraceptive et le stérilet sont des procédés efficaces, sans
même parler du préservatif. Le pape aurait pu épargner à l’Église le ridicule
d’affirmations aussi peu scientifiques, non dépourvues d’arrières pensées assez
naïvement natalistes.
L’Église
catholique s’inscrit dans un cycle qui est sans commune mesure avec la durée de
la vie humaine. Aussi, l’espérance doit-elle se mesurer à cette aune. Prenons une avancée pour ce qu’elle est et
remercions celui qui en est l’auteur et qui l’aura, non sans difficultés,
imposée à ses pairs.
La
révolution culturelle qui permettra à
l’Évangile de s’enraciner dans l’humanité reste à faire. Pour cela,
l’institution catholique devra abjurer sa phobie du sexe, sa misogynie, son
homophobie et son dogmatisme. Elle devra aussi considérer que l’Église n’est
pas seulement la confrérie sacerdotale qui la conduit, mais aussi le peuple de
Dieu, c'est-à-dire, tous ceux qui croient au Christ ressuscité et qui n’ont pas
vocation à être traités comme des mineurs irresponsables.
Enfin, la
Révélation n’est pas un héritage figé et momifié, elle continue de se développer à travers les sciences et
les arts, dans tout ce qui concourt à réaliser la dimension divine de
l’humanité. On voit bien qu’il reste beaucoup de grain à moudre.
Merci
d’avoir eu la patience et l’indulgence de me lire jusqu’au bout.
Michel Rigaud.
7. HUIT CONVICTIONS
AU CŒUR DE
L’EXHORTATION DU PAPE
Loup Besmond de Senneville, Christophe Chaland, Nicolas
Senèze,
Samuel Lieven, Anne-Bénédicte Hoffner.
L’exhortation apostolique sur la famille fait suite aux deux synodes des
évêques tenus à Rome en octobre 2014 et 2015. Elle aborde la question de
l’accompagnement des couples et des familles et insiste sur l’accompagnement
des diverses situations familiales.
La Croix, le 08/04/2016.
De l’amour
au « genre », en passant par le discernement, les divorcés remariés
ou la « paternité responsable », le point sur huit notions clés du
texte du pape ou qui ont été particulièrement au cœur des débats des Synodes d’octobre
2014 et octobre 2015.
1. AMOUR : Un
regard lucide sur le couple et la famille.
S’il parle
du mariage et de la famille, le pape François, dans Amoris laetitia,
veut d’abord « parler de l’amour ».
Le pape consacre d’ailleurs une longue et belle méditation à l’hymne à la
charité de saint Paul (1 Co 13, 4-7), un texte souvent utilisé par les époux
lors de leur mariage.
2. ACCOMPAGNER : Au
côté des plus fragiles.
L’accompagnement
est un thème privilégié du pape François. Mais au-delà de ce qu’il en dit, le
style même d’Amoris laetitia témoigne de sa posture de pasteur
attentif à tous, quelles que soient les situations familiales : ses
mots sont ceux d’un prêtre qui a beaucoup écouté. « L’Église doit
accompagner d’une manière attentionnée ses fils les plus fragiles », affirme-t-il
avec les pères synodaux.
3. HOMMES ET FEMMES : L’éloge
d’un certain féminisme
Ancrée dans
l’anthropologie biblique, l’exhortation apostolique fait l’éloge de la
différence hommes-femmes. Une réponse aux inquiétudes exprimées par les pères
synodaux face à l’idéologie du genre. « Il ne faut pas ignorer que le sexe
biologique (sex) et le rôle socioculturel du sexe (gender),
peuvent être distingués, mais non séparés », rappelle le pape qui souligne
aussi que « la valorisation de son propre corps dans sa féminité ou dans sa
masculinité est aussi nécessaire pour pouvoir se reconnaître soi-même dans la
rencontre avec celui qui est différent ».
4. PROCRÉATION : Une
décision en conscience.
La
régulation des naissances, lieu de fracture entre de nombreux couples catholiques
et le Magistère depuis l’encyclique Humanae vitae du pape Paul VI en
1968, est abordée à plusieurs reprises. Fidèle à sa méthode, François assume
l’enseignement de ses prédécesseurs mais opère des déplacements. Ainsi, s’il «
faut redécouvrir le message de l’encyclique Humanae vitae de Paul VI,
qui souligne le besoin de respecter la dignité de la personne dans l’évaluation
morale des méthodes de régulation des naissances », comme l’ont souhaité
les pères synodaux, il ne reprend pas les termes du permis ou défendu.
5. SACREMENT : Favoriser
l’intégration.
Cette
question avait été abordée dans le rapport final du synode, qui ouvre en
particulier la voie au baptême pour les catéchumènes remariés qui avaient
divorcé d’un premier mariage civil (n° 75) « à une époque où au moins un des
deux conjoints ne connaissait pas la foi chrétienne ». À l’instar du
document final, l’exhortation post-synodale insiste d’une manière générale sur
l’accompagnement au cas par cas, en ne lésinant pas sur le vocabulaire ! «
Il est mesquin de se limiter seulement à considérer si l’agir d’une personne
répond ou non à une norme générale, car cela ne suffit pas pour discerner et
assurer une pleine fidélité à Dieu dans l’existence concrète d’un être humain.
»
6. DISCERNEMENT : Sortir
du légalisme.
«Si
l’on tient compte de l’innombrable diversité des situations concrètes (…), on
peut comprendre qu’on ne devait pas attendre du synode ou de cette exhortation
une nouvelle législation générale du genre canonique, applicable à tous les
cas. » Les pères synodaux réunis à Rome avaient été prévenus : ils ne
devaient pas s’attendre à des changements de doctrine. Mais, avec cette
exhortation, le pape François ne s’en tient pas non plus à des simples
aménagements pastoraux. « C’est à un changement de regard sur les familles
qu’il invite les pasteurs : en ne changeant pas la loi mais en leur demandant
de faire du cas par cas, il va finalement beaucoup plus loin », observe Mgr
Jean-Paul Vesco, évêque d’Oran, et participant à la deuxième assemblée du
synode.
7. DIVORCÉS-REMARIÉS : Une
nouvelle approche dans l’accueil.
Objet des
plus vifs débats dans les médias et dans l’opinion, l’accueil des divorcés
remariés dans l’Église ne fait l’objet d’aucune révolution juridique et
doctrinale. « Le pape ne dit pas la phrase que tout le monde attendait. Mais
c’est tant mieux ! Il n’enferme pas l’Evangile dans un règlement », se
félicite Mgr Jean-Paul Vesco, auteur de Tout amour véritable est
indissoluble (Ed. Cerf), ouvrage dans lequel l’évêque d’Oran plaidait pour
un changement de discipline sans pour autant remettre en cause la doctrine.
8. HOMOSEXUALITÉ : L’exhortation
rappelle la doctrine.
S’il évoque
largement les situations dites « irrégulières », le pape mentionne très peu
l’homosexualité de manière explicite. Cette question est citée parmi les «
situations complexes » examinées par le pape, comme les mariages mixtes et
les familles monoparentales. Le fait d’avoir au sein des familles « des
personnes manifestant une tendance homosexuelle » est « une expérience
loin d’être facile tant pour les enfants que pour les parents », affirme le
pape.
Loup Besmond de Senneville, Christophe Chaland, Nicolas
Senèze, Samuel Lieven, Anne-Bénédicte Hoffner.
8. A U T O N O M I E D E S
L A Ï C S
Lettre du pape François au cardinal Marc Ouellet
Président de la commission pontificale pour l’Amérique
latine.
Vatican, le 19 mars 2016. Texte
original en espagnol. (*)
Le 19 mars 2016, le pape François a adressé une lettre au cardinal Marc
Ouellet, président de la Commission pontificale pour l’Amérique latine. Elle
fait suite à la rencontre entre le pape et les participants à l’Assemblée
plénière de cette même Commission sur le thème de « l’indispensable
engagement des laïcs dans la vie publique ». Il y souligne, en direction
des pasteurs, que regarder le Peuple de Dieu c’est se rappeler « que nous
sommes tous entrés dans l’Église en tant que laïcs ». La première et
fondamentale consécration du chrétien prend ses racines dans le baptême,
continue-t-il, et « nul n’a été baptisé prêtre ou évêque ».
Pour le pape François, le cléricalisme est une attitude qui « non
seulement annule la personnalité des chrétiens », mais a tendance « à
diminuer et dévaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a mis dans le cœur
de notre peuple ».
Après avoir pris l’exemple de la pastorale populaire en Amérique latine, le
pape François interroge : « que signifie l’implication des laïcs dans la
vie publique ? » et « que signifie pour nous pasteurs le fait que les
laïcs s’engagent dans la vie publique ? »
Le pasteur « n’est point le berger qui dicte aux fidèles ce qu’il faut
faire ou dire », explique-t-il, car « ils le savent aussi bien sinon
mieux que nous ». Il nous faut comprendre que le laïc « de par sa
propre réalité, de sa propre identité, de son immersion dans le cœur de la vie
sociale, publique et politique (…) doit sans cesse trouver de nouvelles formes
d’organisation et de célébration de la foi », a poursuivi le pape
François. « Notre rôle, notre joie, la joie de pasteur est précisément
d’aider et d’encourager (…) tels que les mères, les grands-mères, les parents,
les vrais protagonistes de l’histoire… »
Pour le pape François, les fidèles laïcs font partie du peuple saint de
Dieu et par conséquent « sont les protagonistes de l’Église et du monde,
que nous sommes appelés à servir et non à être servis par eux ».
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Éminence,
J’ai eu
l’occasion de rencontrer tous les participants à la réunion de la Commission
pour l’Amérique latine et les Caraïbes, pendant laquelle des idées et
impressions ont été échangées sur la participation des laïcs dans la vie de nos
peuples.
Je voudrais
m’arrêter sur ce qui a été partagé à ce sujet et continuer ainsi la réflexion
actuellement menée, afin que l’esprit de discernement et de réflexion « ne
tombe pas dans l’oreille des sourds » ; pour qu’il nous aide et nous
encourage à mieux servir le peuple saint des fidèles de Dieu.
C’est à partir
de cette image-là que j’aimerais baser notre réflexion sur l’activité des laïcs
dans notre contexte latino-américain. Évoquer le peuple saint des fidèles de
Dieu, c’est évoquer l’horizon vers lequel nous sommes invités à regarder et à
réfléchir. Le peuple saint des fidèles de Dieu est l’objet vers lequel nous,
pasteurs, sommes continuellement invités à nous tourner, que nous sommes censés
assister, protéger, soutenir et servir. Un père est en soi inconcevable sans
ses enfants. Un homme peut être un très bon travailleur, professionnel, mari,
ami, mais ce qui lui donne le visage de père, ce sont ses enfants. Cela vaut
pour nous également ; nous sommes des pasteurs. Un pasteur est inconcevable
sans un troupeau qu’il est appelé à servir. Le pasteur est pasteur d’un peuple,
c’est le point de départ de son service (sacerdoce). Combien de fois, vous
allez de l’avant en laissant beaucoup de gens loin derrière, alors que c’est
souvent parmi eux que se trouve et bat le cœur du peuple.
Regarder le
peuple saint des fidèles de Dieu et s’en sentir partie prenante, nous
positionnent dans la vie et, par conséquent, nous donnent un angle de vue
différent sur les sujets que nous traitons. Cela nous évite de tomber dans des
réflexions qui en soi peuvent être très bonnes, mais qui finissent par
fonctionnariser la vie de notre peuple. Cela peut nous éviter aussi de tomber
dans la théorie ou la spéculation qui finissent par tuer l’action. Porter
constamment notre regard sur le peuple de Dieu nous sauve de certains clichés
et slogans qui sont certes de belles formules, mais ne parviennent pas à
soutenir la vie de nos communautés. Pour exemple, je me souviens à cet instant,
de la célèbre expression : « C’est l’heure des laïcs », mais il
semble que l’horloge se soit arrêtée.
Nous sommes tous entrés dans l’Église en tant que laïcs
Regarder le
Peuple de Dieu, c’est rappeler que nous sommes tous entrés dans l’Église en
tant que laïcs. Le premier sacrement, qui a scellé à jamais notre identité et
dont nous devrions être fiers à jamais, est le baptême. Par lui et par
l’onction du Saint-Esprit, les fidèles sont consacrés comme une maison
spirituelle, comme un saint sacerdoce (LG, n. 10). Notre première et
fondamentale consécration prend ses racines dans notre baptême. Nul n’a été
baptisé prêtre ou évêque. Nous avons été baptisés laïcs ; c’est le signe
indélébile que jamais personne ne peut éliminer. Nous devons toujours nous
rappeler que l’Église n’est pas une élite de prêtres, de consacrés et
d’évêques ; mais que nous formons tous ensemble le peuple saint des fidèles de
Dieu. Oublier cela entraîne des risques et des déformations tant au niveau de
notre vie personnelle que communautaire dans l’exercice de notre ministère que
l’Église nous a confié. Nous sommes, comme l’a souligné le concile Vatican II,
le Peuple de Dieu, dont l’identité est la dignité et la liberté des enfants de
Dieu, et dans les cœurs desquels habite l’Esprit Saint comme dans un temple (LG,
n. 9). Le saint peuple des fidèles de Dieu est oint de la grâce du
Saint-Esprit ; il a donc la capacité de réfléchir, de penser, d’évaluer, de
discerner. Nous devons par conséquent être très attentifs à cette onction.
Le cléricalisme éteint la flamme prophétique
À mon tour,
je dois ajouter un autre élément que je considère le résultat d’une mauvaise
expérimentation de l’ecclésiologie soulevée par Vatican II. Nous ne
pouvons pas parler du thème des laïcs, en ignorant l’une des déformations les
plus importantes à laquelle l’Amérique latine doit faire face, et à laquelle je
demande une attention spéciale, à savoir le cléricalisme. Cette attitude non
seulement annule la personnalité des chrétiens, mais a tendance à diminuer et
dévaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a mis dans le cœur de notre
peuple. Le cléricalisme conduit à la fonctionnarisation des laïcs, les
reléguant au rang de « garçons de course », bloquant ainsi les
initiatives diverses, les efforts et l’audace, si je puis dire, nécessaires
pour apporter la Bonne Nouvelle de l’Évangile dans tous les domaines de la vie
sociale et surtout politique. Loin de booster les différentes contributions,
propositions, le cléricalisme éteint lentement la flamme prophétique dont toute
l’Église est appelée à témoigner au sein de son peuple. Le cléricalisme oublie
que la visibilité et la nature sacramentelle de l’Église appartiennent à tout
le peuple de Dieu (cf. LG, n. 9-14), et non seulement à quelques élus et
illuminés.
L’exemple de la pastorale populaire
Il y eut un
phénomène très intéressant qui a eu lieu dans notre Amérique latine. Je crois
même que c’est l’un des rares endroits où le peuple de Dieu était souverain de
l’influence du cléricalisme : je parle de la pastorale populaire. Il fait
partie des rares espaces où le peuple (y compris ses pasteurs) et le
Saint-Esprit se sont retrouvés sans le cléricalisme qui cherche à contrôler et
freiner l’onction de Dieu sur eux. Nous savons que la pastorale populaire,
ainsi que Paul VI a écrit dans l’exhortation apostolique Evangelii
nuntiandi (1), a
certainement ses limites. Elle est fréquemment exposée à de nombreuses
distorsions de la religion, mais elle continue, quand elle est bien orientée,
surtout par une pédagogie d’évangélisation, à véhiculer beaucoup de valeurs.
Elle reflète une soif de Dieu que seules les personnes humbles et pauvres
peuvent connaître. Elle rend la personne capable de générosité et de sacrifice
jusqu’à l’héroïsme, quand il s’agit de manifester sa foi. Elle incorpore un
sens profond des attributs inhérents à Dieu : sa paternité, sa providence et sa
présence aimante et constante. Elle engendre des attitudes intérieures rarement
aussi intenses chez ceux qui n’ont pas de religion : la patience, le sens de la
croix dans la vie quotidienne, le détachement, l’ouverture aux autres, la
dévotion. Compte tenu de ces aspects, nous l’appelons volontiers « piété
populaire », ce qui veut dire, la religion du peuple, plutôt que
religiosité… Bien orientée, cette religiosité populaire peut, de manière
croissante, constituer pour nos peuples une vraie rencontre avec Dieu en
Jésus-Christ. (EN, n. 48) (2). Le pape
Paul VI a utilisé une expression que je considère clé : « quand on
accepte d’écouter et d’orienter la foi de notre peuple, ses orientations, ses
recherches, ses désirs, ses aspirations, on finit par manifester une présence
authentique de l’Esprit ». Ayons confiance en notre peuple, en sa mémoire
et en son « flair ». Ayons confiance en l’Esprit Saint qui agit en
eux et avec eux, et que cet Esprit n’est pas la « propriété » exclusive
de la hiérarchie ecclésiale.
J’ai pris
l’exemple de la pastorale populaire comme une clé herméneutique qui peut nous
aider à mieux comprendre l’action qui peut être générée lorsque le peuple saint
des fidèles de Dieu prie et travaille. Une action qui n’est liée à la sphère
intime de la personne que pour se transformer paradoxalement en culture ; une
culture populaire évangélisée imbibée de valeurs de foi et de solidarité qui
peuvent entraîner le développement d’une société plus juste et plus chrétienne.
Cette culture bénéficie d’une sagesse particulière, à laquelle nous devrions
être en mesure de consacrer un regard reconnaissant (EG, n. 68) (3).
Le berger ne doit pas dicter aux fidèles ce qu’il faut
faire ou dire
Partant de
là, nous pouvons donc poser la question suivante : « que signifie
l’implication des laïcs dans la vie publique ? »
Aujourd’hui,
beaucoup de nos villes se sont transformées en véritables lieux de survie. Dans
les endroits où la culture du gâchis semble s’être installée, il reste peu de
place pour une espérance évidente. Là-bas nous trouvons nos frères ainsi que
leurs familles, qui tentent malgré le fait qu’ils soient submergés par ces luttes,
de survivre au milieu des contradictions et des injustices, tout en cherchant
le Seigneur et voulant en témoigner. Que signifierait pour nous pasteurs le
fait que les laïcs s’engagent dans la vie publique ? Cela signifierait chercher
les moyens d’encourager, de soutenir et de stimuler toutes les tentatives, tous
les efforts déjà déployés aujourd’hui pour maintenir vivantes l’espérance et la
foi, dans un monde plein de contradictions, spécialement en faveur et avec les
plus pauvres. Cela signifie que nous, pasteurs, nous nous engageons au sein de
notre peuple et soutenons à ses côtés la foi et l’espérance ; en leur ouvrant
les portes, en travaillant avec eux, en partageant leurs rêves, et en
particulier en réfléchissant et en priant avec eux. Nous devons jeter sur la
ville et donc tous les espaces où la vie de nos fidèles se développe, un regard
contemplatif, un regard de foi, pour y découvrir Dieu qui habite dans leurs
maisons, dans leurs rues, sur leurs places… Dieu vit parmi les personnes qui
favorisent la charité, la fraternité, le désir du bien, la vérité, la justice.
Cette présence ne doit pas être montée de toutes pièces, mais plutôt
découverte, dévoilée. Dieu ne se cache pas à ceux qui le cherchent avec un cœur
sincère (EG, n. 71) (4). Il n’est
point le berger qui dicte aux fidèles ce qu’il faut faire ou dire ; ils le
savent aussi bien sinon mieux que nous. Ce n’est point le berger qui doit
déterminer ce que les fidèles doivent dire dans telle ou telle situation. En
tant que pasteurs, en communion avec nos fidèles, nous ferions mieux de nous
demander que faire pour encourager et promouvoir la charité et la fraternité,
le désir du bien, de vérité et de justice ; comment faire pour que la
corruption ne s’installe pas dans nos cœurs ?
Nous avons généré une élite de laïcs
Plusieurs
fois, nous avons été tentés de penser que le laïc engagé est celui qui
travaille dans les œuvres de l’Église et/ou dans les activités de la paroisse
ou du diocèse et, peu souvent, nous avons réfléchi à comment accompagner un
baptisé dans sa vie de tous les jours ; comment, lui, dans son travail
quotidien, avec ses responsabilités, il s’engage en tant que chrétien dans la
vie publique. Sans le savoir, nous avons généré une élite de laïcs, considérant
qu’ils doivent se cantonner à servir les « prêtres » ; nous avons
oublié et négligé le fait que le croyant consume souvent son espérance dans la
lutte quotidienne pour vivre sa foi. Ce sont des situations que le cléricalisme
ne peut pas voir, car il est très préoccupé par la maîtrise des espaces plutôt
que par générer des processus. Par conséquent, nous devons comprendre que le
laïc, de par sa propre réalité, de sa propre identité, de son immersion dans le
cœur de la vie sociale, publique et politique, en étant au milieu de nouvelles
formes culturelles, doit sans cesse trouver de nouvelles formes d’organisation
et de célébration de la foi. Les rythmes actuels sont si différents (je ne dis
ni mieux ni pire) que ceux d’il y a 30 ans ! Cela nécessite la création
d’espaces de prière et de communion avec de nouvelles fonctionnalités, plus
attrayantes et plus significatives, surtout pour les citadins (EG, n. 73) (5). Il est sûr,
et même impossible, de penser que nous en tant que pasteurs, nous devrions
avoir un monopole sur les solutions aux nombreux défis de la vie contemporaine.
Nous devons au contraire nous tenir aux côtés de notre peuple, en
l’accompagnant dans ses recherches et en stimulant cette imagination capable de
répondre aux problèmes actuels. Et ce discernement nous devons le faire
ensemble avec notre peuple et jamais pour lui ou sans lui. Comme dirait saint
Ignace, « selon les lieux, les temps et les gens ». Cela veut dire
pas d’uniformisation. On ne peut donner des directives généralisées pour
l’organisation du peuple de Dieu dans sa vie publique. L’inculturation est un
processus que les pasteurs sont appelés à encourager pour pousser les gens à
vivre leur foi là où ils sont et avec les personnes qu’ils côtoient.
L’inculturation c’est apprendre à découvrir comment une certaine partie de la
population aujourd’hui, dans l’ici et maintenant de l’histoire, vit, célèbre et
annonce sa foi, dans le contexte des idiosyncrasies particulières et des
problèmes auxquels elle doit faire face, ainsi que toutes les raisons qu’elle a
de célébrer. L’inculturation est une œuvre d’artisan et non une série de
processus consacrés à la production en usine pour « fabriquer des mondes
ou des espaces chrétiens ».
Les laïcs, protagonistes de l’Église et du monde
Deux
mémoires dont nous devons prendre soin en notre peuple. La mémoire de
Jésus-Christ et la mémoire de nos ancêtres. La foi, on l’a reçue, est un cadeau
qui nous est souvent offert des mains de nos mères, de nos grands-mères. Elles
ont vécu la mémoire de Jésus-Christ au sein de nos maisons. Il était dans le
silence de la vie familiale, où la plupart d’entre nous avons appris à prier, à
aimer, à vivre la foi. Il fut à l’intérieur d’une vie familiale qui prit par la
suite la forme d’une paroisse, d’une école, de communautés religieuses, et où
la foi touchait nos vies et s’y incarnait. Il a également été cette foi simple
qui souvent nous a accompagnés dans les différents avatars de notre
cheminement. Perdre la mémoire c’est nous déraciner de là où nous venons et,
par conséquent, ne plus savoir où nous allons. Cela est vital, quand nous
déracinons un laïc de sa foi, de ses origines ; quand nous déracinons le peuple
saint des fidèles de Dieu, nous les déracinons de leur identité baptismale et
donc nous les privons de la grâce du Saint-Esprit. C’est pareil quand nous nous
déracinons de notre rôle de pasteurs auprès de notre peuple, nous nous perdons.
Notre rôle,
notre joie, la joie de pasteur est précisément d’aider et d’encourager, comme
beaucoup d’autres avant nous, tels que les mères, les grands-mères, les
parents, les vrais protagonistes de l’histoire ; ce constat n’est pas dû à
notre générosité et à notre bon vouloir, mais à leur droit et leur statut
propres. Les fidèles laïcs font partie du peuple saint de Dieu et par
conséquent sont les protagonistes de l’Église et du monde, que nous sommes
appelés à servir et non à être servis par eux.
Lors de mon
récent voyage au Mexique, j’ai eu l’occasion de m’isoler avec la Vierge, me
laissant aller à l’admirer. Dans cet espace de prière, j’ai pu lui présenter
également mon cœur de fils. À ce moment-même, vous étiez vous aussi auprès de
vos communautés. Dans ce moment de prière, je demandais à Marie de ne pas
arrêter de soutenir la foi de notre peuple, comme elle l’a fait avec la
première communauté de chrétiens. Que la Sainte Vierge intercède pour vous,
prenne soin de vous et vous accompagne pour toujours.
(*) Traduction de Kinda Elias pour La DC. Titre,
intertitres et notes de La Documentation Catholique.
Notes
(1) DC 1976, n. 1689,
p. 1.
(2) Ibid., p. 10.
(3) DC 2014, n. 2513,
p. 25.
(4) Ibid., p. 26.
(5) Ibid., p. 26.