LETTRE OUVERTE AU MONDE MUSULMAN
Philosophe spécialiste des évolutions contemporaines de l'islam
et des théories de la sécularisation et post-sécularisation.
Publication: 15/10/2014 22:58 EDT Mis à jour: 16/12/2014 05:12 EST
Cher monde
musulman,
Je suis un
de tes fils éloignés qui te regarde du dehors et de loin - de ce pays de France
où tant de tes enfants vivent aujourd'hui. Je te regarde avec mes yeux sévères
de philosophe nourri depuis son enfance par le taçawwuf (soufisme) et
par la pensée occidentale. Je te regarde donc à partir de ma position de barzakh,
d'isthme entre les deux mers de l'Orient et de l'Occident!
Et qu'est-ce
que je vois ? Qu'est-ce que je vois mieux que d'autres sans doute parce que
justement je te regarde de loin, avec le recul de la distance ? Je te vois toi,
dans un état de misère et de souffrance qui me rend infiniment triste, mais qui
rend encore plus sévère mon jugement de philosophe ! Car je te vois en train
d'enfanter un monstre qui prétend se nommer État islamique et auquel certains
préfèrent donner un nom de démon : DAESH. Mais le pire est que je te vois te
perdre -perdre ton temps et ton honneur- dans le refus de reconnaître que ce
monstre est né de toi, de tes errances, de tes contradictions, de ton
écartèlement interminable entre passé et présent, de ton incapacité trop
durable à trouver ta place dans la civilisation humaine.
Que dis-tu
en effet face à ce monstre ? Quel est ton unique discours ? Tu cries « Ce
n'est pas moi ! », « Ce n'est pas l'islam ! ». Tu refuses que les
crimes de ce monstre soient commis en ton nom (hashtag #NotInMyName). Tu
t'indignes devant une telle monstruosité, tu t'insurges aussi que le monstre
usurpe ton identité, et bien sûr tu as raison de le faire. Il est indispensable
qu'à la face du monde tu proclames ainsi, haut et fort, que l'islam dénonce la
barbarie. Mais c'est tout à fait insuffisant ! Car tu te réfugies dans le
réflexe de l'autodéfense sans assumer aussi, et surtout, la responsabilité de
l'autocritique. Tu te contentes de t'indigner, alors que ce moment
historique aurait été une si formidable occasion de te remettre en question !
Et comme d'habitude, tu accuses au lieu de prendre ta propre responsabilité : «
Arrêtez, vous les occidentaux, et vous tous les ennemis de l'islam de nous
associer à ce monstre ! Le terrorisme, ce n'est pas l'islam, le vrai islam, le
bon islam qui ne veut pas dire la guerre, mais la paix! »
J'entends ce
cri de révolte qui monte en toi, ô mon cher monde musulman, et je le comprends.
Oui tu as raison, comme chacune des autres grandes inspirations sacrées du
monde l'islam a créé tout au long de son histoire de la Beauté, de la Justice,
du Sens, du Bien, et il a puissamment éclairé l'être humain sur le chemin du
mystère de l'existence... Je me bats ici en Occident, dans chacun de mes
livres, pour que cette sagesse de l'islam et de toutes les religions ne soit
pas oubliée ni méprisée ! Mais de ma position lointaine, je vois aussi autre
chose -que tu ne sais pas voir ou que tu ne veux pas voir... Et cela m'inspire
une question, LA grande question : pourquoi ce monstre t'a-t-il volé ton visage
? Pourquoi ce monstre ignoble a-t-il choisi ton visage et pas un autre ?
Pourquoi a-t-il pris le masque de l'islam et pas un autre masque ? C'est qu'en
réalité derrière cette image du monstre se cache un immense problème, que tu ne
sembles pas prêt à regarder en face. Il le faut bien pourtant, il faut que tu
en aies le courage.
Ce problème
est celui des racines du mal. D'où viennent les crimes de ce soi-disant
« État islamique » ? Je vais te le dire, mon ami. Et cela ne va pas te faire
plaisir, mais c'est mon devoir de philosophe. Les racines de ce mal qui te vole
aujourd'hui ton visage sont en toi-même, le monstre est sorti de ton
propre ventre, le cancer est dans ton propre corps. Et de ton ventre malade, il
sortira dans le futur autant de nouveaux monstres -pires encore que celui-ci-
aussi longtemps que tu refuseras de regarder cette vérité en face, aussi
longtemps que tu tarderas à l'admettre et à attaquer enfin cette racine du mal
!
Même les
intellectuels occidentaux, quand je leur dis cela, ont de la difficulté à le
voir : pour la plupart, ils ont tellement oublié ce qu'est la puissance de la
religion -en bien et en mal, sur la vie et sur la mort- qu'ils me disent « Non
le problème du monde musulman n'est pas l'islam, pas la religion, mais la
politique, l'histoire, l'économie, etc. ». Ils vivent dans des sociétés si
sécularisées qu'ils ne se souviennent plus du tout que la religion peut être le
cœur du réacteur d'une civilisation humaine ! Et que l'avenir de l'humanité
passera demain non pas seulement par la résolution de la crise financière et
économique, mais de façon bien plus essentielle par la résolution de la crise
spirituelle sans précédent que traverse notre humanité toute entière !
Saurons-nous tous nous rassembler, à l'échelle de la planète, pour affronter ce
défi fondamental ? La nature spirituelle de l'homme a horreur du vide, et si
elle ne trouve rien de nouveau pour le remplir elle le fera demain avec des
religions toujours plus inadaptées au présent -et qui comme l'islam
actuellement se mettront alors à produire des monstres.
Je vois en
toi, ô monde musulman, des forces immenses prêtes à se lever pour contribuer à
cet effort mondial de trouver une vie spirituelle pour le XXIe siècle ! Il y a en toi en effet, malgré la
gravité de ta maladie, malgré l'étendue des ombres d'obscurantisme qui veulent
te recouvrir tout entier, une multitude extraordinaire de femmes et d'hommes
qui sont prêts à réformer l'islam, à réinventer son génie au-delà de ses
formes historiques et à participer ainsi au renouvellement complet du rapport
que l'humanité entretenait jusque-là avec ses dieux ! C'est à tous ceux-là,
musulmans et non musulmans qui rêvent ensemble de révolution spirituelle, que
je me suis adressé dans mes livres ! Pour leur donner, avec mes mots de
philosophe, confiance en ce qu'entrevoit leur espérance!
Il y a dans
la Oumma (communauté des musulmans) de ces femmes et ces hommes de
progrès qui portent en eux la vision du futur spirituel de l'être humain. Mais
ils ne sont pas encore assez nombreux ni leur parole assez puissante. Tous
ceux-là, dont je salue la lucidité et le courage, ont parfaitement vu que c'est
l'état général de maladie profonde du monde musulman qui explique la naissance
des monstres terroristes aux noms d'Al Qaida, Al Nostra, AQMI ou de l'«État
islamique». Ils ont bien compris que ce ne sont là que les symptômes les plus
graves et les plus visibles sur un immense corps malade, dont les maladies
chroniques sont les suivantes: impuissance à instituer des démocraties durables
dans lesquelles est reconnue comme droit moral et politique la liberté de
conscience vis-à-vis des dogmes de la religion; prison morale et sociale d'une
religion dogmatique, figée, et parfois totalitaire ; difficultés chroniques à
améliorer la condition des femmes dans le sens de l'égalité, de la
responsabilité et de la liberté; impuissance à séparer suffisamment le pouvoir
politique de son contrôle par l'autorité de la religion; incapacité à instituer
un respect, une tolérance et une véritable reconnaissance du pluralisme
religieux et des minorités religieuses.
Tout cela
serait-il donc la faute de l'Occident ? Combien de temps précieux, d'années
cruciales, vas-tu perdre encore, ô cher monde musulman, avec cette accusation
stupide à laquelle toi-même tu ne crois plus, et derrière laquelle tu te caches
pour continuer à te mentir à toi-même ? Si je te critique aussi durement, ce
n'est pas parce que je suis un philosophe « occidental », mais parce que je
suis un de tes fils conscients de tout ce que tu as perdu de ta grandeur passée
depuis si longtemps qu'elle est devenue un mythe !
Depuis le
XVIIIe siècle en particulier, il est temps de te l'avouer enfin, tu as été
incapable de répondre au défi de l'Occident. Soit tu t'es réfugié de façon
infantile et mortifère dans le passé, avec la régression intolérante et
obscurantiste du wahhabisme qui continue de faire des ravages presque partout à
l'intérieur de tes frontières -un wahhabisme que tu répands à partir de tes
lieux saints de l'Arabie Saoudite comme un cancer qui partirait de ton cœur
lui-même ! Soit tu as suivi le pire de cet Occident, en produisant comme lui
des nationalismes et un modernisme qui est une caricature de modernité -je veux
parler de cette frénésie de consommation, ou bien encore de ce développement
technologique sans cohérence avec leur archaïsme religieux qui fait de tes «
élites » richissimes du Golfe seulement des victimes consentantes de la maladie
désormais mondiale qu'est le culte du dieu argent.
Qu'as-tu
d'admirable aujourd'hui, mon ami ? Qu'est-ce qui en toi reste digne de susciter
le respect et l'admiration des autres peuples et civilisations de la Terre ? Où
sont tes sages, et as-tu encore une sagesse à proposer au monde ? Où sont tes
grands hommes, qui sont tes Mandela, qui sont tes Gandhi, qui sont tes Aung San
Suu Kyi ? Où sont tes grands penseurs, tes intellectuels dont les livres
devraient être lus dans le monde entier comme au temps où les mathématiciens et
les philosophes arabes ou persans faisaient référence de l'Inde à l'Espagne ?
En réalité tu es devenu si faible, si impuissant derrière la certitude que tu
affiches toujours au sujet de toi-même... Tu ne sais plus du tout qui tu es ni
où tu veux aller et cela te rend aussi malheureux qu'agressif... Tu t'obstines
à ne pas écouter ceux qui t'appellent à changer en te libérant enfin de la
domination que tu as offerte à la religion sur la vie toute entière. Tu as
choisi de considérer que Mohammed était prophète et roi. Tu as choisi de
définir l'islam comme religion politique, sociale, morale, devant régner comme
un tyran aussi bien sur l'État que sur la vie civile, aussi bien dans la rue et
dans la maison qu'à l'intérieur même de chaque conscience. Tu as choisi de
croire et d'imposer que l'islam veut dire soumission alors que le Coran
lui-même proclame qu'«Il n'y a pas de contrainte en religion» (La
ikraha fi Dîn). Tu as fait de son Appel à la liberté l'empire de la
contrainte ! Comment une civilisation peut-elle trahir à ce point son propre
texte sacré ? Je dis qu'il est l'heure, dans la civilisation de l'islam,
d'instituer cette liberté spirituelle -la plus sublime et difficile de toutes-
à la place de toutes les lois inventées par des générations de théologiens !
De nombreuses
voix que tu ne veux pas entendre s'élèvent aujourd'hui dans la Oumma pour
s'insurger contre ce scandale, pour dénoncer ce tabou d'une religion
autoritaire et indiscutable dont se servent ses chefs pour perpétuer
indéfiniment leur domination... Au point que trop de croyants ont tellement
intériorisé une culture de la soumission à la tradition et aux « maîtres de
religion » (imams, muftis, shouyoukhs, etc.) qu'ils ne comprennent même pas
qu'on leur parle de liberté spirituelle, et n'admettent pas qu'on ose leur
parler de choix personnel vis-à-vis des « piliers » de l'islam. Tout cela
constitue pour eux une « ligne rouge », quelque chose de trop sacré pour qu'ils
osent donner à leur propre conscience le droit de le remettre en question ! Et
il y a tant de ces familles, tant de ces sociétés musulmanes où cette confusion
entre spiritualité et servitude est incrustée dans les esprits dès leur plus
jeune âge, et où l'éducation spirituelle est d'une telle pauvreté que tout ce
qui concerne de près ou de loin la religion reste ainsi quelque chose qui ne se
discute pas!
Or cela, de
toute évidence, n'est pas imposé par le terrorisme de quelques fous, par
quelques troupes de fanatiques embarqués par l'État islamique. Non, ce
problème-là est infiniment plus profond et infiniment plus vaste ! Mais qui le
verra et le dira ? Qui veut l'entendre ? Silence là-dessus dans le monde
musulman, et dans les médias occidentaux on n'entend plus que tous ces
spécialistes du terrorisme qui aggravent jour après jour la myopie générale !
Il ne faut donc pas que tu t'illusionnes, ô mon ami, en croyant et en faisant
croire que quand on en aura fini avec le terrorisme islamiste l'islam aura
réglé ses problèmes ! Car tout ce que je viens d'évoquer -une religion
tyrannique, dogmatique, littéraliste, formaliste, machiste, conservatrice,
régressive- est trop souvent, pas toujours, mais trop souvent, l'islam
ordinaire, l'islam quotidien, qui souffre et fait souffrir trop de consciences,
l'islam de la tradition et du passé, l'islam déformé par tous ceux qui
l'utilisent politiquement, l'islam qui finit encore et toujours par étouffer
les Printemps arabes et la voix de toutes ses jeunesses qui demandent autre
chose. Quand donc vas-tu faire enfin ta vraie révolution ? Cette révolution qui
dans les sociétés et les consciences fera rimer définitivement religion
et liberté, cette révolution sans retour qui prendra acte que la religion est
devenue un fait social parmi d'autres partout dans le monde, et que ses droits
exorbitants n'ont plus aucune légitimité !
Bien sûr,
dans ton immense territoire, il y a des îlots de liberté spirituelle : des
familles qui transmettent un islam de tolérance, de choix personnel,
d'approfondissement spirituel ; des milieux sociaux où la cage de la prison
religieuse s'est ouverte ou entrouverte ; des lieux où l'islam donne encore le
meilleur de lui-même, c'est-à-dire une culture du partage, de l'honneur, de la
recherche du savoir, et une spiritualité en quête de ce lieu sacré où l'être
humain et la réalité ultime qu'on appelle Allâh se rencontrent. Il y a
en Terre d'islam et partout dans les communautés musulmanes du monde des
consciences fortes et libres, mais elles restent condamnées à vivre leur
liberté sans assurance, sans reconnaissance d'un véritable droit, à leurs risques
et périls face au contrôle communautaire ou bien même parfois face à la police
religieuse. Jamais pour l'instant le droit de dire « Je choisis mon islam
», « J'ai mon propre rapport à l'islam » n'a été reconnu par « l'islam
officiel » des dignitaires. Ceux-là au contraire s'acharnent à imposer que « La
doctrine de l'islam est unique » et que « L'obéissance aux piliers de
l'islam est la seule voie droite » (sirâtou-l-moustaqîm).
Ce refus du
droit à la liberté vis-à-vis de la religion est l'une de ces racines du mal
dont tu souffres, ô mon cher monde musulman, l'un de ces ventres obscurs où
grandissent les monstres que tu fais bondir depuis quelques années au visage
effrayé du monde entier. Car cette religion de fer impose à tes sociétés tout
entières une violence insoutenable. Elle enferme toujours trop de tes filles et
tous tes fils dans la cage d'un Bien et d'un Mal, d'un licite (halâl) et
d'un illicite (harâm) que personne ne choisit, mais que tout le monde
subit. Elle emprisonne les volontés, elle conditionne les esprits, elle empêche
ou entrave tout choix de vie personnel. Dans trop de tes contrées, tu associes
encore la religion et la violence -contre les femmes, contre les « mauvais
croyants », contre les minorités chrétiennes ou autres, contre les penseurs et
les esprits libres, contre les rebelles- de telle sorte que cette religion et
cette violence finissent par se confondre, chez les plus déséquilibrés et les
plus fragiles de tes fils, dans la monstruosité du jihad !
Alors, ne
t'étonne donc pas, ne fais plus semblant de t'étonner, je t'en prie, que des
démons tels que le soi-disant État islamique t'aient pris ton visage ! Car les
monstres et les démons ne volent que les visages qui sont déjà déformés par
trop de grimaces ! Et si tu veux savoir comment ne plus enfanter de tels
monstres, je vais te le dire. C'est simple et très difficile à la fois. Il
faut que tu commences par réformer toute l'éducation que tu donnes à tes
enfants, que tu réformes chacune de tes écoles, chacun de tes lieux de savoir
et de pouvoir. Que tu les réformes pour les diriger selon des principes
universels (même si tu n'es pas le seul à les transgresser ou à persister dans
leur ignorance) : la liberté de conscience, la démocratie, la tolérance et le
droit de cité pour toute la diversité des visions du monde et des croyances,
l'égalité des sexes et l'émancipation des femmes de toute tutelle masculine, la
réflexion et la culture critique du religieux dans les universités, la
littérature, les médias. Tu ne peux plus reculer, tu ne peux plus faire moins
que tout cela ! Tu ne peux plus faire moins que ta révolution spirituelle la
plus complète ! C'est le seul moyen pour toi de ne plus enfanter de tels
monstres, et si tu ne le fais pas tu seras bientôt dévasté par leur puissance
de destruction. Quand tu auras mené à bien cette tâche colossale -au lieu de te
réfugier encore et toujours dans la mauvaise foi et l'aveuglement volontaire-,
alors plus aucun monstre abject ne pourra plus venir te voler ton visage.
Cher monde
musulman... Je ne suis qu'un philosophe, et comme d'habitude certains diront
que le philosophe est un hérétique. Je ne cherche pourtant qu'à faire
resplendir à nouveau la lumière -c'est le nom que tu m'as donné qui me le
commande, Abdennour, « Serviteur de la Lumière ».
Je n'aurais
pas été si sévère dans cette lettre si je ne croyais pas en toi. Comme on dit
en français: «Qui aime bien châtie bien». Et au contraire tous ceux qui
aujourd'hui ne sont pas assez sévères avec toi -qui te trouvent toujours des
excuses, qui veulent faire de toi une victime, ou qui ne voient pas ta responsabilité
dans ce qui t'arrive- tous ceux-là en réalité ne te rendent pas service ! Je
crois en toi, je crois en ta contribution à faire demain de notre planète un
univers à la fois plus humain et plus spirituel ! Salâm, que la paix soit sur toi.